Sabine Huynh, La Mer et l’Enfant

Publié le 06 mai 2013 par Angèle Paoli
Sabine Huynh, La Mer et l’Enfant,
Galaade éditions, 2013.


Lecture d’Angèle Paoli



« IL NE ME RESTAIT PLUS QUE LA MER »

Pourquoi écrire et pour qui ? Si l’écriture est au cœur de La Mer et l’Enfant, c’est qu’il y a urgence pour Sabine Huynh, auteure de ce premier roman, à provoquer la question obsédante de la filiation. Et si le désamour maternel se transmettait de mère en fille comme se transmettent d’une génération à l’autre le poids de l’Histoire et les malheurs, les fantômes qui hantent les fibres et charrient avec eux le dégout de la vie ? Privée du visage aimant d’une mère, de son sourire, de sa tendresse rassurante, une femme ne peut qu’être impuissante à donner à son enfant ce qu’elle n’a pas jadis reçu de sa propre mère. L’aveu de cette impuissance nourrit le journal que Magdalena, la narratrice de ces pages, adresse, trente ans plus tard à sa fille, qu’elle ne connaît pas, Estelle, un leurre de papier, à qui confier l’histoire qui les lie l’une à l’autre et à jamais les sépare.

De quelle mère absente et de quel désamour, La Mer et l’Enfant est-il l’aveu ? À caractère onirique, le titre ne laisse rien filtrer de ce questionnement. En revanche, la photographie choisie pour la première de couverture interroge. Si la mer annoncée par le titre est là, au bout de la plage brune, l’enfant, lui, est absent de la page glacée. À sa place, vue de dos, la silhouette d’une jeune femme fait face à l’horizon. Qu’est-il arrivé à l’enfant ? S’agit-il d’une disparition ? A-t-il été emporté par les flots ? Ces questions affleurent d’emblée à l’esprit, aussitôt relayées par d’autres, qui émergent dans leur sillage. Et s’il fallait lire la « mère » sous la « mer ». L’enfant serait alors cette jeune femme dont la photographie nous offre la silhouette. Et La Mer et l’Enfant serait imbrication d’histoires – celle de la narratrice tressée à celle de l’auteure –, récit de filiations et d’héritages qui se répètent ou se répercutent sans fin, emprisonnant dans ses mailles rigides les membres d’une descendance.

Constitué de fragments qui s’étirent sur dix-huit jours, le cahier de Magda est d’abord confession de ce que fut la vie de ses parents. Côté paternel, Magdalena porte sur ses épaules la chape de cendre de la Shoah ; de sa grand-mère, Magdalena Radziwoniuk, gazée en 1942 dans le camp d’extermination de Chelmno, elle endosse le nom et la tragédie de l’impossible réconciliation avec Dieu et avec les hommes ; côté maternel, elle est marquée par le désamour d’une mère détruite par ses propres monstres. « Ma mère m’en a toujours voulu d’être née de sexe féminin. Elle n’a jamais pu m’aimer pour cette raison, ou du moins c’est ce qu’elle disait ». Prisonnière d’un passé qui l’obsède tout en n’étant pas le sien, elle est dépossédée de son présent par la naissance d’un enfant – une fille – qu’elle n’a pas désirée.

« Ton existence est une erreur, une tache dans la mienne, aussi énorme qu’une montagne de conformité contre laquelle j’ai buté depuis plus de trente ans ».

Privée de même d’un avenir qui ne lui appartient pas – celui de sa fille –, Magda confie à son journal ses luttes menées dans la violence et la révolte jusqu’aux abords de la folie ; jusqu’à l’internement. Se posent les questions du désir (du non-désir) de maternité :

« C’est quoi l’amour maternel, l’instinct maternel ? Jusqu’à aujourd’hui, je ne peux répondre à cette question. Tout ce que je sais c’est que ce n’est pas inné. »

Les questions aussi du désir d’infanticide et de désir du suicide, provisoirement résolus par l’écriture salvatrice.

À lire cette « confession », on pourrait penser à un récit autobiographique, tant les sentiments décrits sont portés à leur incandescence. Seule l’expérience de la folie, vécue de l’intérieur, peut parvenir à trouver les mots pour dire le déchirement, la souffrance extrême, l’incompréhension et le rejet qui l’accompagne. Pourtant Magda – porte-parole de l’auteure ? et comme elle tour à tour mannequin et traductrice –, opposant l’histoire cauchemardesque que son père a réellement vécue à celle, terrible, qu’elle est en train d’écrire mais qui relève de la fiction, nous détourne provisoirement de cette interprétation. En amont, dans l’incipit du samedi, Magda avait déjà formulé pareille affirmation. Faisant allusion à la fragilité des souvenirs, la scriptrice écrit :

« Je ne me souviens de rien en réalité, j’invente tout. Fantasme d’écriture, écriture du fantasme, je n’en sais rien, c’est sans doute la même chose. »

Dès lors, quelle crédibilité accorder à la démarche de Magda ? L’histoire liée à l’enfant a-t-elle réellement existé ? Et qu’en est-il de l’enfant elle-même ? Comment parler à sa fille si son existence même n’est que pure invention ? Si elle n’est que la forme manifeste d’une absence ? Un fantôme ? Et si l’enfant n’a pas existé, pourquoi ce sentiment désespéré de disparition chez Magda ?

Pris dans ces multiples tensions contradictoires, le lecteur oscille sans cesse entre écriture romanesque (et donc mensongère) et écriture autobiographique, forcément teintée et déguisée de fiction. Au-delà, si l’on en revient à la souffrance de Magda, les mots, comme elle le souligne, sont impuissants à cerner la réalité et à rendre compte du poids des choses. L’écriture est là, cependant, qui s’impose, comme la seule démarche possible pour dénoncer et supporter un monde tissé de solitude, de désarroi et d’abandon.

« Dix jours déjà que j’écris ce journal », confie Magda à sa fille. « Tu ne peux pas savoir comme cela me fait du bien. Ce cahier est actuellement ma bouée de sauvetage. »

C’est un mardi, le second mardi du journal, que Magda revient à nouveau sur le séjour qu’elle a passé à Saint-Clair, station balnéaire écœurante de conformisme et d’ennui. L’écriture fait faire à la narratrice un bond de trente années en arrière et ramène avec elle les flashs d’un vécu qui marque une rupture dans sa vie. Seule avec son bébé âgé d’un an, Magda attend, en vain, que son mari vienne la rejoindre. C’est à Saint-Clair aussi que se montre à elle, « assis devant sa fenêtre ouverte », le fantôme effrayant du vieillard en pyjama rayé. À partir de ce jour, la jeune femme vit dans le noir, à volets clos. « À quoi cet homme avait-il succombé ? » s’interroge-t-elle. Peu à peu son mal de vivre s’accentue, amplifié par l’accident survenu à son bébé (il est tombé de sa poussette). L’image dégradée et cruelle de sa mère s’empare d’elle, les voix multiples qui habitent en elle et la persécutent, l’éloignent de sa propre voix ; les spectres de la filiation lui imposent leur présence. Face à l’insoutenable, le suicide apparaît comme « la seule issue possible, la seule manière d’échapper à la honte » qui l’accable. C’est à Saint-Clair enfin que prend forme peu à peu le désir de faire disparaître l’enfant :

« Je n’ai pas pu me résoudre à le faire alors que tu dormais, cela aurait été comme frapper quelqu’un par derrière… Je me suis juré de le faire le lendemain, parce que sinon j’allais sombrer dans le sillon des jours atones. C’était une question de vie ou de mort, la mienne. »

Si tous les jours de la semaine sont représentés dans le journal – certains à plusieurs reprises, parfois séparés par des blancs dus aux aléas de la vie ou à la prise de tranquillisants qui prolongent le sommeil –, le vendredi est le seul jour à n’être présenté qu’une seule fois. Victime d’une crise de paranoïa – « Je sens que quelque chose se trame contre moi / quelque chose se trame contre moi dans ce quartier de malheur » –, la narratrice souffre de n’exister pour personne et de se sentir dépossédée. « Il ne me restait plus que la mer », confie-t-elle. Puis vient l’aveu : « C’est ce jour-là que je l’ai fait. »

« Pour exister », écrit Magda, « l’être humain a besoin de raconter, de se raconter, de se réinventer ». Écrire alors, car « exister revient à habiter l’espace de la page, et mourir se fera quand tous les blancs seront remplis. »

Le livre se referme sur l’impossibilité pour Magda de continuer à vivre. Et pour l’auteure Sabine Huynh ? La question persiste à tarauder le lecteur. Les blancs ont-ils été remplis ?

De ce premier roman dont l’écriture n’hésite pas, dans sa violence, à dévoiler tous les rouages sous-jacents, le poids de l’Histoire et des histoires sert de ferment et de levier. Tous deux impossibles à congédier définitivement.

« Ma réalité intime, secrète, est mon pire ennemi, elle me ronge comme un acide », avoue Magda. Mais derrière sa narratrice de papier, deux êtres de lumière existent pour l’auteure, présents dans l’exergue : « D. et O. – mes lumières ».


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli





SABINE HUYNH

Ph. : Alien Christiaens

Sabine Huynh, poète, écrivain et traductrice littéraire, est née à Saigon le 3 septembre 1972 et a grandi à Lyon, avant de partir vivre en Angleterre, aux États-Unis, en Israël et au Canada. Elle vit aujourd’hui à Tel Aviv. Elle a toujours écrit, mais ce n’est qu’après avoir enseigné les langues (français, anglais, espagnol) en école maternelle, collège et lycée, et la littérature française à l’université, et obtenu un doctorat en linguistique (Université Hébraïque de Jérusalem, 2007) et fait de la recherche (post-doctorat en sociolinguistique, Université d'Ottawa, 2008-2009 ; ADARR - Université de Tel Aviv, 2010-2012), qu’elle décide de se consacrer principalement à l’écriture et à la traduction littéraire (traduction de poésie et de récits de vie surtout, portant sur la Shoah).

Depuis l’an 2000, son travail (poèmes et textes courts, en français et en anglais, mais parfois aussi en hébreu et en espagnol) a été publié dans diverses revues, et notamment, en Europe (Soul Feathers, Dogs singing, Dissonances, Diptyque, d'ici là, Terre à ciel, Remue.net), aux États-Unis (The Dudley Review, Poetica Magazine, Danse Macabre, El Tecolote), au Canada (Zinc, Virages, Art Le Sabord), et au Moyen-Orient (The Jerusalem Post, Cyclamens and Swords, Voices, Continuum, Helicon). Elle a collaboré à L’Enfant et le génocide (Robert Laffont, 2007) et aux revues littéraires et/ou de traduction Retors, The International Literary Quarterly, Temporel, Traduzionetradizione et The Ilanot Review. Elle est aussi co-auteure de l’anthologie poétique pas d’ici, pas d’ailleurs (avec Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire, et en partenariat avec Terres de femmes, éd. Voix d’encre, 2012).

L’année 2013 voit la publication de son roman La Mer et l’enfant (Galaade éditions), du recueil de poèmes Les Colibris à reculons (contribution graphique : Christine Delbecq, éd. Voix d’encre), d’un recueil de poèmes à deux voix (avec Roselyne Sibille), La Migration des papillons (éd. La Porte), et d’ouvrages en collaboration avec des artistes, notamment pour les éditions Publie.net (avec les photographes Louise Imagine et Anne Collongues), et Voltije (avec l’artiste plasticien André Jolivet).

Sabine Huynh collabore régulièrement à la revue de poésie contemporaine Terre à ciel (dirigée par Cécile Guivarc'h), à la revue de création littéraire numérique d’ici là et à la revue d’art contemporain Inferno, pour laquelle elle est en charge de la rubrique “Carnets de Tel Aviv”, en tant que correspondante étrangère (arts et spectacles).

■ Sabine Huynh
sur Terres de femmes

→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Là où elle naît
Sabine Huynh | Roselyne Sibille, La Migration des papillons (extrait)



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