Cette note contient de nombreux spoilers, et je vous déconseille de la lire si vous n'avez pas encore lu cette excellente série. Courez l'achetez, l'emprunter à la bibliothèque ou chez un pote, mais lisez-là. Et revenez lire cette note. Ou pas.
En 1985, alors qu'il connaît le succès avec La Quête de l'Oseau du Temps, l'auteur Regis Loisel pense déjà à son prochaîn projet. Il envisage même de s'y atteler avant de réaliser le dernier tome de la série qu'il signe vec Rodolphe et Letendre. Il s'intéresse au personnage de Peter Pan, mais l'oeuvre n'est pas libre de droit et les possesseurs de ces droits s'opposent à son projet. Qu'importe, il terminera donc la Quête et attendra que le personnage créé par James Barrie tombe dans le domaine public, ce qui est fait en 1987.
La couverture du premier tome Quête de l'Oiseau du Temps
Peter Pan vu par Walt Disney
Il lui faudra 6 tomes réalisé entre 1990 et 2004 pour conclure sa variation autour du classique de James M Barrie. Car il s’agit bien d’une variation et pas d’une prequel qui s’arrêterait là ou commence l’histoire popularisée entre autres par le dessin animé de Walt Disney . Cette version à longtemps représenté pour moi le "vrai" Peter Pan. Je continue d'aimer ce dessin animé, mais force est de constater que le personnage y a été terriblement affadi et a perdu toute sa puissance subversive.Loisel repart des origines du mythe mais prévient le lecteur des la page de garde. “Son” Peter Pan est très librement inspiré des personnages crées par James M Barrie. Le roman de Barrie n'est pas canon pour Loisel, qui introduit des différences fondamentales. La plus radicale concerne les origines de Peter. Selon JM Barrie, il n'a jamais connu ses parents et a été trouvé tout bébé sur Kensington square, où a d'ailleurs été érigée une statue de Peter Pan (une copie de cette statue se trouve dans le Parc d'Egmont à Bruxelles). Loisel lui attribue des parents, malheureusement pour lui. Sa mère est une prostituée rongée par l'alcool et la rancoeur qu'elle nourrit envers le père de Peter, qui l'a abandonnée pour poursuivre des chimères. Nous apprendrons par la suite que ce père n'est autre que... Crochet (Peter, lui, ne l'apprendra jamais). De plus, Loisel ne met pas en scène Peter Pan, mais un petit garçon des bas-fonds de Londres, et de Pan, entité mythique qui devient son ami et, quelques part, son mentor. De leur rencontre naîtra Peter Pan.
La statue de Peter Pan à Kensington Square
On sera pourtant inconsciemment tenté de retrouver dans cette histoire la magie et la fraîcheur qu’évoque le mythe de Peter Pan. Mais, derrière le dessin plein de fantaisie de Loisel, derrière ce monde fantasmagorique peuplé de sirènes, de centaures et autres créatures féeriques, se cache une histoire d’une surprenante noirceur. Il tient plus de Sa majesté des Mouches que de Walt Disney.
Le permier tome installe une ambiance très rude. la séquence d'ouverture de l'album est de ce point devue exemplaire. Peter captive un auditeur d'orphelins en leur parlant de sa Maman. Il en dresse un portrait merveilleux de tendresse et de chaleur. Puis, Loisel nous fait découvrir la vraie mère de Peter. Du choc entre la maman fantasmée et la mauvaise mère réelle, on sent déjà que Peter préfère le monde imaginaire à la réalité, qui n'est que cruauté, perversion, violence... Mais cette méchanceté est le fait des adultes. A en croire le vieux Kundall, ami et protecteur de Peter, ces adultes qui survivent dans la pauvreté crasse de Whitechapel ont perdu le trésor de l'enfance. La perte de cette innocence a fait de ce monde un cloaque où il ne fait pas bon être un enfant, victime désignée des bas instincts d'une bande de dégénérés. Tout le premier tome semble être un étalage de la bassesse des adultes, qui sont autant de raison pour Peter d'accepter l'invitation de Clochette, qui vient demander l'aide de Peter pour protéger le Pays Imaginaire de Crochet.
Pourtant, dès le deuxième tome, Loisel suggère que la cruauté des enfants n'a rien à envier à celle de leurs aînés. Peter, entraîné dans les brumes de l'Opikanoba par Crochet, se retrouve confrontés à ses pires peurs, ce qui déclenche en lui une rage incommensurable. Cette colère est bien sûr dirigée contre les adultes, et plus précisément, sa mère, prostituée rongée par le mauvais alcool et sans doutes quelques autres saloperies."Sale Adulte", éructe-t-il face au mirage de sa mère.
Et si les discours de Kundall n'étaient que les dernières illusions d'un vieillard un peu déconnecté de la réalité ? Un enfant ne devient pas mauvais en vieillissant. L'enfance n'est pas un antidote à la violence. Mais est-ce la violence des adultes qui pervertit l'enfance ? Cette violence ne fait-elle pas partie intégrante de l'enfant ? Elle ne fait que s'exprimer différemment selon l'âge. Grandir nous expose-t-il à cette violence ? refuser de grandir nous en protège-t-il ?
Peter Pan, c’est le mythe de l’enfant qui ne voulait pas grandir. Il nous apparaît comme un personnage tellement sympathique, positif, drôle, magique, spontané… Mais derrière cette facade se cache une réalité plus complexe, fortement liée à la notion d'oubli.
En effet, l’oubli joue un rôle central dans le scénario de Loisel. Il est déjà présent dans l'oeuvre de Barrie qui expliquait que l'enfance éternelle de Peter n'était possible que s'il oubliait ses aventures et ce qu'il apprend du monde. Chaque aventure, chaque apprentissage est un indice du temps qui passe. Tout ce que Peter vit et apprend le rapproche du monde des adultes. Il doit donc l'oublier pour rester l'enfant éternel. Loisel étend ce concept à toute l'île. Cette perte de repères, de conscience des conséquences de ses actes devient la règle. Les sirènes manquent de noyer Peter dans leur petits jeux aquatiques. Personne ne semble s'en émouvoir particulièrement. Finalement, ce n’est pas si grave, ce n’était qu’un jeu. Mais combien y eut-il de victimes de ces jeux si innocents ?
Ce n’est qu’un exemple, mais au fil de la série, ils vont se multiplier jusqu’a culminer dans le dernier volume. Mais a chaque fois, l’oubli finit par l’emporter. Jalouse, Clochette, cette si charmante peste, jette littéralement Rose dans la gueule du Gardien. Elle se contente alors de disparaître quelques jours, le temps que tout le monde (y compris elle?) oublie son crime. Et tout reprend comme avant.
Mais il reste ce pauvre Picou qui n’a pas supporté de voir sa “maman” disparaître de la sorte. Que faire de lui ? Quand les sirènes propose de le tuer, tout simplement, la principale objection, c’est que personne ne sait comment s’y prendre. Peter, en bon chef, trouve plus simple: ramener Picou d’ou il vient, c’est-a-dire l’abandonner a Londres. Autant dire d’en debarasser comme d’un jouet cassé dont on ne sait plus quoi faire.
Pour en revenir à Crochet, dans le portrait qu'en dressait Kundall, il s'agissait d'un jeune homme rêveur qui a préféré poursuivre des chimères. Comment il est devenu Crochet, nous ne le saurons jamais. Mais en découvrant que Peter est son fils à la fin du tome 5, on peut se demander quelle sera sa réaction. Ce sera la huite, avant de revenir et se perdre définitivement dans la haîne.
Lier ces deux personnages de la sorte pourrait passer pour une facilité, et son retour pour une compromission pour assurer la cohérence avec l'univers de JM Barrie. Il n'en est rien. Crochet a abandonné sa femme, la mère de Peter, et en avait oublié jusqu’a l’existence avant que tout ne lui revienne subitement. Pourquoi revient-il sur l’Ile? Pour tuer ses souvenirs, a travers Peter qui lui rappelle désormais son passé. Sa haine de Peter perdra sa raison d’être quand l’étrange pouvoir de l’Ile lui fera oublier le lien qui l’unit a Peter. Sa haine n’en paraîtra que plus ridicule. Il devient un méchant d’opérette, pathétique adulte sans cesse humilié par un enfant qui refuse de grandir.
Peter et Crochet se ressemblent. Ils poursuivent la même chimère : une forme de liberté égoïste que les souvenirs ne peuvent qu'entraver. Tous les deux deviennent de petits tyrans pathétiques s'opposant dans une guéguerre sans objet
Tel père, tel fils.
Et si le hasard semble vouloir que Peter, lors de ses passages a Londres, y croise systématiquement un monsieur bien habillé qui, dans un état second, tue des prostituées, ce n’est encore une fois pas totalement gratuit. Loisel y compare 2 monstres. Jack se révèle être un pauvre fou qui ne garde aucun souvenir de ses crimes. Mais quand la mémoire lui revient, il perd définitivement la raison devant l'atrocité de ses crimes. Peter, en fuyant le monde des adultes, en refusant de grandir, en oubliant tout, devient un petit despote éclairé d’une cruauté innocente.
En retrouvant ses souvenirs, Jack s’enferme dans une folie charge de remords. En renonçant aux siens, Peter tourne définitivement le dos la réalité et s’abandonne a une pseudo-enfance éternelle qui lui donne l’illusion du bonheur alors qu’elle ne lui offre qu’un présent perpétuel, égoïste, sans contraintes ni morale. “Mon destin est ailleurs” lance-t-il avant de retourner définitivement sur l’Ile. Quel destin ?L’Opikanoba nous avait prévenu. La cruauté fait partie intégrante de l’Homme, qu’il soit adulte ou enfant. Aussi dur que soit le monde des adultes, il n’a pas le monopole de la cruauté. Et le lent effacement des souvenirs de tous les habitants de l’Ile la ravive aussi sûrement que les brumes malsaines de l’Opikanoba. Peter, cet enfant qui ne veut pas grandir, est devenu un monstre, même s’il n’en aura jamais conscience. Il est monstrueux au même titre que Jack l’éventreur, qui sombrera dans la folie lorsque ses souvenirs le rattraperont. Il est monstrueux comme son père, le capitaine Crochet, qui aura fait le même choix que lui: l’oubli. Mais au lieu de l’insouscience dont jouit Peter, il ne lui reste qu’une haine aveugle pour Peter, son fils et dernier lien avec la réalité.
Pauvre Jack.
Pauvre Crochet.
Pauvre Peter.