Coup de foudre à Manhattan

Publié le 20 avril 2008 par Corcky
 
Dimanche matin, j’ai attendu un moment avant d’ouvrir un œil.
J’ai pensé au bon vieux poncif du réveil qui sonne…qui vous « vrille les tympans »…banalité syntaxique rencontrée au détour de milliers de lignes, dans combien de romans, de nouvelles ?
- Salut, ça va ?
- Pas très bien, mon réveil m’a vrillé les tympans ce matin.
Cliché ! Bouh, le vilain cliché, à ranger dans le même tiroir que la « cafetière qui glougloute » et le « soleil qui caresse l’oreiller »…
Dimanche matin, donc…j’ai gardé mes paupières bien serrées l’une contre l’autre, long baiser nocturne auquel on a tant de mal à mettre un terme (tu m'étonnes...c'est aussi collé que les lèvres d'Arielle Dombasle après son dernier lifting)…
Quand on y pense, c’est presque violent, d’interrompre brutalement une telle embrassade…comme si on séparait par la force deux amoureux au beau milieu d’un passionné patin…
Je suis restée dans la douce obscurité, derrière mes rideaux de chair. Je me suis dit que, précisément aujourd’hui, j’avais envie d’un réveil théâtral, et qu’une bonne pièce devrait toujours commencer par un lever de rideau en douceur, lent, presque érotique, comme une invitation coquine à vous couler dans des bras accueillants.
Des bras accueillants…
Tiens, tiens…
L’idée m’a poussée à entrouvrir un œil, puis l’autre, et a fait germer un sourire idiot sur ma tronche embrumée (essaie de te représenter ma "tronche embrumée"...alors?)
Je me suis tournée sur le côté en m’étirant. J’aime bien faire le chat, le matin. La félinité matinale est le luxe des lèves-tard.
J’ai joué les crustacés de bord de lit, faisant le crabe pour me rapprocher de ce que je savais être là, tout près…une dune de sable blanc faite chair, toute douce, toute chaude…un dos lisse et soyeux…il y a quelque chose de magique à s’éveiller si près d’un paysage féminin tout en courbes…collines et vallées, pleins et déliés, et tous ces sentiers mystérieux qui les parcourent…
J’ai collé doucement mon nez contre cette peau odorante et j’ai aspiré un grand coup. Mon fixe, mon shoot des premières minutes de conscience. Menthe fraîche, buée de femme, mousse des bois, cannelle, épices, lait tiède, sur un coulis de sommeil.
L’ennui, avec ce genre de drogue, c’est qu’elle est à effet immédiat. A peine a-t-on eu le temps d’intégrer ce flux de senteurs, de le métaboliser avec le cœur, que c’est le corps qui les assimile, d’un coup d’un seul…grande giclée de bonheur charnel…tsunami…tous les sens dessus dessous…
Zut, zut et re-zut.
Y’avait une régularité de métronome dans son souffle, dans la façon dont tout son corps montait et descendait  sous la couette, qui m’a dit qu’elle était  bien au chaud, serré dans les bras de Morphée, ailleurs, loin de moi, encore au pays du sommeil.
Que faire, que faire… ?
J’allais pas la réveiller…ou bien si ? Mordiller gentiment cette épaule ronde comme un melon bien mûr, faire le papillon dans le creux de son cou, promener une pulpe de doigt derrière son oreille ?
- Hep, mademoiselle…je voudrais faire le plein de sens…
J’ose pas…j’suis timide…hésitation de collégienne, candeur au sucre Candy…et si je devais ensuite me faire reprocher par Morphée de lui avoir chipé sa meilleure proie ? Ne pas se colleter aux dieux, encore moins aux déesses…gare à l’ire divine, c’est sacrément susceptible là-haut…Sisyphe en sait quelque chose.
J’ai décidé de ne pas prendre de risque. La voie de la sagesse…le corps peut attendre.
Il a attendu, sagement, obéissant pour une fois. Patiente latence, souple discipline qui m’a rendue fière, va savoir pourquoi…moi qui suis réputée pour ne PAS savoir attendre, sale gosse mal élevée, capricieuse et puante...
Du coup, ma tête est partie battre la campagne.
Je me suis mise à compter machinalement sur mes doigts. Les secondes, les minutes, les grains de poussière filtrés par la vitre de la chambre, les notes de l’intro de « Money for nothing », le nombre de  lettres qui composent la phrase « j’ai fait ce que j’ai du, je fais ce que je dois » et aussi leur rythme…(sacré Corneille…pardon d’avoir cru vous détester quand on vous enfonçait dans mon crâne à coups de marteau pédagogique. C’est le marteau que je vouais aux gémonies).
- Docteur, j’ai ce problème…vous savez…je ne peux pas m’empêcher de compter sur mes doigts.
- Mmmm…quand vous avez quelque chose à compter ?
- Ben non, justement, quand je ne compte que sur moi…
- Mmmm…et qu’est-ce que vous comptez ?
- Tout. Rien. Les marches des escaliers, les notes de musique, les voitures qui passent, les  feuilles sur les arbres, les lampadaires le long de la rue.
- Mmmm…je vois.
- Vous voyez quoi ?
- Vous souffrez d’un TOC, vous êtes toquée.
- Je croyais que c’était un tic.
- Vous comptez aussi les tic-tac ?
- Je le faisais…quand j’avais un réveil mécanique…j’l’ai balancé, j’ai pris un réveil digital.  Maintenant je compte les changements de chiffre.
- Mmmm…thérapie comportementale, je ne vois que ça.
- Heu…ça consiste en quoi ?
- Vous n’avez qu’à compter des choses qui ne se comptent pas. Vous allez vite en avoir assez.
- Compter l’incomptable ? Eh, je ne m’en laisse pas conter !
- Essayez. Je vous garantis le résultat.
« Je vous garantis le résultat ».
C’est drôle, ça m’a fait penser à une pub pour lessive…lave plus blanc que blanc, résultat garanti…vous nettoie le cerveau et enlève toutes les taches qui encrassent vos neurones
J’ai donc tenté de me comportementaliser sous la couette, en me disant que ça valait toujours la peine d’essayer, si ça pouvait m’aider à penser droit.
J’ai commencé par essayer de compter de l’eau. C’est incomptable, ça, la flotte…à moins de la diviser en milliards de gouttes…ce que j’ai fait au bout de quelques secondes, bien sûr.
Exercice raté, zéro sur vingt.
Ensuite j’ai essayé de compter le vent. Bien entendu, je me suis retrouvée en train  de réciter la litanie des alizés… « Mistral », « Tramontane », « Chergui », « Chinook », « Foeh »…et même des souffles plus exotiques, « Bhool », « Baguio », « Reshabar »…
Merde de merde…putain de putain…moi et mes inventaires inventifs…alors y’a pas moyen de casser cette routine d’égrenage ???
J’ai jeté un œil à côté de moi. Pas trop loin, histoire d’être sûre de le récupérer. On ne sait jamais, un panorama peut vous couper le souffle et vous kidnapper le regard.
Quel putain de petit bonheur…la regarder dormir…l’écouter respirer, tout simplement…
Attends une seconde…attends, attends…
Et si tu te mettais à compter autre chose que les bagnoles, les syllabes et les grains de sable du temps qui passe ? Et si…et si tu essayais de compter des trucs qui te font du bien ? Uniquement des trucs qui te font du bien…
Je me suis dit que c’était une bonne idée, en fin de compte. Puisque je n’arrivais pas à arrêter de dénombrer, d’inventorier à l’infini, autant le faire avec des bonnes choses, comme une grande liste de courses sur laquelle on ne noterait que ce qu’on aime manger.
Les p’tits bonheurs…voilà une liste qui me tentait bien. Alors j’ai commencé à m’entraîner…
Boire une bière bien fraîche à la terrasse d’un café, au printemps, quand l’air de Paris embaume autant le jasmin et le tilleul que le gasoil, et entendre le patron tirer des pressions à la chaîne pendant que les habitués font reluire le zinc avec leurs coudes.
Abandonner, le temps d’une chanson, la platine laser flambant neuve et se passer un bon vieux vynil, l’entendre craquer sous le diamant de l’électrophone.
Se réveiller avec le chant des oiseaux, dans une maison à la campagne, avec cette bonne odeur de poussière et de vieille pierre, sous un vrai édredon en plumes.
Respirer les cheveux d’un môme, sentir le shampoing, le lait chaud, le parfum de square, les genoux couronnés, les bonbons trop sucrés, la magie d’un dessin animé regardé clandestinement à six heures du matin.
Regarder couler la Seine en été, au son de l’orgue de barbarie, en mangeant une glace Berthillon et en se foutant de la gueule des touristes qui mitraillent Notre-dame dans toutes les langues.
Serrer un vieux copain dans ses bras, après l’avoir perdu de vue pendant des années…myopie du cœur…rechausser ses lunettes sentimentales et voir, enfin.
Trouver, sur une vieille guitare, les accords et le rythme qui conviennent au moment précis, improviser des paroles qui ne veulent rien dire et qui disent pourtant tellement.
Mettre à poil ces « trucs-qui-s’envolent », les fleurs qui ne laissent qu’une tige après qu’on a soufflé dessus une fois.
Ouvrir un album de famille à la couverture toute craquelée et revoir, sur des photos un peu jaunies et massicotées, le sourire d’un grand-père, le visage d’une grand-mère, et se retrouver avec la tête pleine de bruits familiers, de senteurs oubliées…parfum d’enfance.
Voir le soleil se lever sur les toits, un matin, en sirotant un café brûlant, et se dire que Paris est une bonne épouse et aussi une amante du tonnerre.
Respirer un  parfum de femme, pas l’un de ces trucs embouteillé par Chanel ou Guerlain, non, de l’extrait de femme pur, cette odeur qui enivre plus sûrement qu’un litre de rhum, qui fait tourner la tête jusqu’au vertige, et s’apercevoir que la source de ces arômes se trouve juste à côté de vous, dans le plus simple appareil, et que vous pouvez vous y abreuver encore, et encore.
J’aurais pu continuer longtemps, répertorier ces petits rien qui me font battre le cœur jusqu’à plus soif.
Mais j’ai senti, à côté de moi, qu’on remuait légèrement. Tremblement de corps…signe annonciateur du réveil imminent, prémices du retour à la vie, du retour à la conscience, et un peu du retour à moi…
« Je vais attendre qu’elle ouvre les yeux », j’me suis dit.
Bon...en fait, elle a enfourché son vélo pas si longtemps après, et elle est partie se muscler le cul et les mollets au Bois de Vincennes...c'est tout de suite un peu moins poétique, surtout que moi j'avais prévu le genre de réveil à la Marlène Dietrich, tu vois...regards langoureux, oeillades coquines et happy end sous la couette...
Ben c'est râpé.
A la limite, tant mieux.
Je trouverais ça presque flippant, d'avoir l'impression permanente d'être au beau milieu d'une scène de film avec Meg Ryan et la musique sirupeuse de James Horner célébrant un lever de soleil sur Central Park.