Magazine Bd & dessins

Voyage voyage

Publié le 15 mai 2013 par Hesperide @IsaBauthian

Mot-clef du jour : « dessin abstrait de la peur »

[Cette note est une copie du mail que j'ai envoyé au site de remerciements de l'Eurostar.]

Mon ami et moi sommes artistes. Ça signifie que nous avons des métiers cool, une quasi-liberté dans nos horaires, et des revenus cumulés équivalents au PIB du Burundi. Évidemment, cette constatation est d’abord triste pour le Burundi. Pour nous, elle implique surtout de vivre chichement, de gérer le stress des rentrées d’argent irrégulières et d’économiser plusieurs mois en prévision d’une dépense de plus de 200€.
Il y a quelques temps, nous apprenions que Ben Whishaw, un des acteurs les plus talentueux de sa génération et une de mes grandes inspirations, et Judi Dench, dont la carrière est au bas mot un modèle pour tout jeune artiste et toute jeune femme, jouaient ensemble au théâtre à Londres. Notre dernière grosse sortie, c’était en 2009. Bob Dylan au Palais des Congrès. On avait pris des places moyennes pour être raisonnables et on l’avait un peu regretté. Alors, cette fois, pas de blague : soyons fous, on mange des pâtes, et on claque nos £90 par tête pour les meilleurs sièges. Plus le transport, plus le logement… la moitié de nos revenus du mois y passent mais on s’en fout, on est contents, on y a d’autant plus droit qu’avec deux bébés à la maison on a besoin d’une vraie plage de repos. C’est parti, London calling !

Jour J. On a l’idée géniale de partir des Vosges, où on aime passer du temps. Voyage tranquille, avec un petit roman (en anglais, pour se remettre dans le bain). Arrivés à Gare du Nord, on se dirige tout joyeux vers le hall Londres. Et là, sur le chemin, les valises roulant à grand bruit, un doute m’assaille : est-ce que j’ai bien pris ma carte d’identité ?
J’ai souvent de ces petites angoisses : j’ai bien pris mon sac/les clefs de voiture/les clés de l’apart’/mon parapluie ? Pourtant, la réponse est toujours rassurante : oui, j’ai. J’ouvre donc mon portefeuille sans boule au ventre, juste « pour vérifier, hein, on sait jamais, et puis comme ça je l’aurai en main et on passera le contrôle plus vite ».
Et là, nous basculons dans le drame.
Ma.carte.d’identité.n’est.pas.là.

Flashback. Juillet 2012 :
- Chéri. Tu peux aller me chercher mon colis à La Poste ? Ya l’avis de passage sur la table.
- Ok, passe-moi ta carte d’identité.
- Dans mon portefeuille. Poche arrière.
15 minutes plus tard :
- J’ai ton colis.
- Merci. Oooh, regarde  : Mon pantalon de grossesse !
- Coool.

Mon.mec.m’a.pas.rendu.ma.carte.et.je.n’ai.aucune.foutue.idée.d’où.elle.est.
- Cherche dans ton sac ! Cherche dans ton sac, elle doit y être encore !
- Je ne la vois pas. Mais c’est bon, tu as ton passeport, non ?
- NON j’ai pas mon passeport ! Mon passeport est en sécurité dans une boîte sur mon bureau, PRECISÉMENT au cas où je me ferais tirer mon sac avec ma carte d’identité !
- Et ton permis de conduire ?
- C’est pas une pièce d’identité pour passer une frontière, bordel !
(Ma classe légendaire a tendance à se faire oublier en temps de stress)

On arrive au guichet, on s’explique. L’employé nous adresse un regard compatissant :
- Ça ne passera jamais. Côté français, c’est jouable, mais avec les Anglais, aucune chance.
- Putain c’est pas vrai. PUTAINSÉRIEUXC’ESTPASVRAI !
(Là, ça ne se voit pas, mais je suis en larmes, et Chéri n’est pas loin de m’imiter).
- Demandez toujours, on ne sait jamais.
Battant conjointement les records féminin et masculin du Cent Mètres Avec Valise, on se précipite vers les bornes d’enregistrement. Même son de cloche :
- Nous, on vous laisse passer, mais les Anglais ne voudront jamais.

Et tout d’un coup, on commence à avoir vraiment du mal à prendre du recul.
Nos premières vacances depuis trois ans.
Une pièce avec deux de nos acteurs préférés.
Les trois jours qu’on attend depuis des mois.
Les trois jours de détente après une année épouvantable qui a failli nous mettre à la rue.
Et la moitié de nos revenus mensuels nom de Dieu !

Face à mes larmes et aux tentatives désespérées de Chéri pour retenir les siennes, les agents se font compatissants.
- On va vous faire un a-valoir. Vous pourrez échanger vos billets pendant 2 mois.
- Mais la pièce ! La pièce ! 200€ de places et la pièce qu’on attendait depuis si longtemps ! Et c’est pour ça qu’on allait à Londres !
- On ne peut pas vous rembourser. C’est déjà un geste commercial de vous remplacer les billets.
- Je sais. Oh je sais, et merci, mais c’est l’horreur, c’est l’horreur… (À Chéri:) On n’aura jamais le droit au bonheur, jamais le droit d’être bien, yaura toujours une merde, TOUJOURS ! C’est pas possible ! C’est pas possible ! C’est pas possible d’avoir la poisse comme ça ! Et là c’est de notre faute, NOTRE FAUTE ! Jamais on n’aurait fait ce genre d’erreur avant. JAMAIS je n’ai oublié mes papiers ! Je ne crois pas à la malchance mais sérieux, SÉRIEUX, c’est QUOI notre problème ? C’estl’horreurl’horreurl’horreur…
(Des fois, la galère de trop cristallise tout le reste).
Un autre agent, une jeune femme, essaie d’aider :
- Vous n’avez pas d’autre pièce d’identité ?
- Si, mon passeport. Mais je ne sais plus s’il est à jour, et il est dans les Vosges… Mes parents y sont. Peut-être qu’ils peuvent m’envoyer un scan ?
- Je ne pense pas que ça suffira. Et s’il est périmé ça n’ira pas, c’est certain. Mais faites ça, et on essaiera de négocier avec les Anglais. Vous ne pourrez pas partir ce soir, mais peut-être demain matin. En attendant, on va s’occuper de l’échange de vos billets avant que le guichet ne ferme.
Chéri et l’agent foncent. Moi, j’appelle mon père, lui explique la situation, lui dis de sauter dans la voiture, de rouler jusqu’à chez nous, et que si mon passeport n’est pas dans la boîte en bois sur mon bureau c’est qu’il est dans le tiroir marqué « documents », et que mais bien sûr qu’il arrivera à utiliser notre scanner et grouuuuuuille !

Mon père et Chéri sont partis chacun de leur côté, l’un à 200 mètres, l’autre à 400 bornes. J’essaie de retenir les larmes qui reviennent et d’assumer mon erreur, mon chagrin, ma guigne. 5 minutes passent. Et là, la jeune femme qui était partie du côté anglais réapparaît, un peu essoufflée :
- Vous pouvez partir.
- Hein ?
- You-can-go.
- Tomorr… Euh… Demain ?
- Non, tout de suite ! Vite, votre train part dans 10 minutes !
- Les Anglais me laissent passer ?
- Oui.
- Avec un permis de conduire ?!
- OUI !
- Oh putain, oh putain. OhputainputainmercimerciMERCI !
Chéri revient justement. On fonce. On va passer la douane où l’agent anglais nous adresse un gentil sourire. Mon « Thank you, thank you, ohthankyousosoSOMUCH » sonne comme un « Je t’aime, veux-tu m’épouser, et mon mec avec ? »
Pressée vers le quai, j’ai juste le temps de me retourner vers nos sauveurs.
- C’est comment, votre nom ?
- Dyana.
- Et votre collègue ?
- Nicolas.
- Je vous ramène un truc !

Trois jours plus tard, douanes de St Pancras. Dans nos valises, un appareil avec plein de photos, quelques beautés glanées au Camden Market, notre exemplaire de la pièce signé par Ben Whishaw, du fudge, et 3 boîtes de chocolat pour nos sauveurs. L’agent de police des douanes :
- Je ne vous crois pas.
- Je vous jure.
- Ils vous ont laissée passer avec un permis de conduire ? Les Anglais ?
- Les Anglais.
- Je ne vous crois pas. Ça fait 2 ans que je n’ai pas vu un truc pareil.

Dyana, Nicolas, et votre collègue anglais dont nous n’avons pas eu le temps de demander le nom : encore merci. Merci pour votre gentillesse et votre humanité. Merci d’avoir vu au-delà des habitudes et de la rigueur administratives. Merci d’avoir tenté le coup au mépris des statistiques. Merci pour ce magnifique week-end qui, outre la détente qu’il nous a procurés, a restauré notre foi en une humanité bonne, rationnelle et compassionnelle. Merci pour le coup d’optimisme, merci, merci.

Et j’espère que vous avez aimé les chocolats.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Hesperide 864 partages Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte