Max | Merci

Publié le 16 mai 2013 par Aragon

Dans cette maison de retraite ils sont bien mais ils n'ont pas le temps, enfin, pas assez pour faire comme il faudrait faire. Comment faudrait-il faire ?

Ben, avoir du temps justement. Avoir du temps à consacrer à Gérard, quatre-vingt-neuf ans, qui parle de son père, qui voudrait savoir des trucs, y'a des choses qui le turlupinent sur son dabe qu'est sûrement parti depuis des lustres. Répondre à Gérard, lui répondre, prendre du temps. "Il s'appelait comment votre père ?" "Que faisait-il comme métier ?" Etc. Avoir du temps à consacrer aux dizaines de vieux qui attendent et qui entendent à coeur de jour la fameuse pendule d'argent de Brel "qui dit je vous attends".

Les vieux ça vit vous savez, mais vous n'en doutez pas. Ouais, ça vit fort parfois, ça vit aussi au ralentit, ça vit à son rythme de vieux, ça vit mal, souvent, dans les maison de retraite. Z'ont pas le temps dans ces maisons-là, personnel en effectif réduit, surbooké, pas assez formé, etc. Mes grands z'enfants préparent le concours d'aide-soignant. Si vous saviez comme je suis fier d'eux. Mille galères et petits boulots avec diplômes (capacité en droit, hôtesse de l'air pour ma sauterelle, master en communication visuelle pour mon gars), mais pas de boulot, chomdu à donf et maintenant : enthousiastes tous les deux après des stages effectés sur le terrain. Veulent être aides-soignants.

Ouiche, je suis plus fier d'eux que s'ils étaient députés, traders, agents immobiliers, professeurs, pilotes d'avions ou fonctionnaires. Suis très fier de mes enfants.

C'est une très très vieille dame, qui ressemble à un oiseau tant elle est insignifiante physiquement, c'est ma fille qui la décrit ainsi. Elle est sur une chaise roulante cette mamie, ne parle pas, le personnel de la maison de retraite n'a jamais entendu le son de sa voix, c'est écrit sur le "registre". On lui file à becter dans sa chambre, on la fait attendre, on la lave, on la couche, et on recommence. On ne lui parle pas puisqu'elle ne parle pas.

L'autre jour, pendant son stage, ma fille la voit dans  sa piaule, porte ouverte, fauteuil roulant au milieu de la pièce. L'oiseau attend avec ses yeux d'oiseau, son corps d'oiseau. Ma fille capte son regard en passant dans le couloir, elle rentre dans la piaule et s'aperçoit que madame l'oiseau a la bouche sale, si sale... Au moins son déjeuner du matin et son repas du midi affichent leurs menus sur de pauvres lèvres fines et parcheminées. Ça fait des croûtes me racontera ma gamine. Elle va chercher un kleenex, le mouille d'un peu d'eau tiède et lui passe doucement sur les lèvres, les coins de bouche et pointe du menton en lui demandant la permission et en lui disant ce qu'elle fait : Lui nettoyer "les babines" tout en lui souriant. Opération terminée le petit oiseau remonte son regard vers celui de ma fille. Semble chercher, mais chercher et remonte enfin du fond de son puits mémoriel un "Merci" parfaitement clair, bien articulé, accompagné d'une esquisse d'un beau sourire qui sidère ma fille car on lui avait dit que ce petit oiseau triste était muet et inexpressif. L'infirmière ne la croira pas quand elle lui racontera cet insignifiant épisode, micro-fragment de journée dans une maison de retraite...

Je le redis à nouveau, je suis fier de mes enfants qui, je l'espère, seront aides-soignants.

http://aide-soignant.over-blog.fr/article-ces-suisses-qui-veulent-mourir-dans-la-dignite-85375203.html