des femmes | Antoinette Fouque, 2013.
Traduit du portugais (Brésil)
par Claudia Poncioni et Didier Lamaison.
Lecture d’Angèle Paoli
DE LA MAGIE INVISIBLE DES « ALLIAGES DE MÉMOIRE »
« Anneaux parfaits », colibris et orchidées, « alliages de mémoire » émaillent dans un même espace les pages du roman Aux quatre vents. Quels liens mystérieux nouent ensemble ces mots qui circulent en boucle sous la plume ingénieuse d’Ana Maria Machado ? Et quels singuliers fluides coulent aussi entre Carlos Augusto – dit Guto –, apprenti écrivain, et le vieux Carlão, son grand-père ; et, comme à contre-courant, remontent, de ce bon géant (à travers lui il m’a semblé retrouver la figure imposante d’Ernest Hemingway) jusqu’à Charlemagne, l’empereur successivement épris par passion dévorante d’une « pucelle allemande », puis de son cadavre, puis de l’archevêque Turpin, et enfin du lac de Constance ; quels fluides encore coulent-ils de Dona Constãncia, « mamie » de Guto, à Vanda son épouse ? Quels étranges zeugmas ― alliages et alliances ― relient dans la même aventure romanesque l’écrivain italien Italo Calvino, le romancier français Jules Barbey d’Aurevilly (et d’autres encore avant lui, dans la chaîne des transmissions mémorielles, comme par exemple l’humaniste Étienne Pasquier dans ses Recherches de la France ou encore Pétrarque dans ses Lettres familières), Vanda la scientifique qui se fait apprentie sorcière pour résoudre l’énigme des alliages médiévaux de l’anneau dont elle a hérité, et la romancière brésilienne Ana Maria Machado ?
Il faut se laisser prendre par les sortilèges de l’écriture de la romancière brésilienne pour traverser avec elle le temps et l’espace, et pour plonger, comme Guto ― l’une des voix narratrices du récit―, dans l’expérience fascinante et « voratrice » de l’écriture. Car le roman est aussi réflexion sur l’écriture : l’écriture en train de se construire ; les préoccupations créatrices qui la sous-tendent ; les interrogations qu’elle suscite ; les passions qu’elle soulève ; l’exclusive qu’elle nécessite ; la quête obsessionnelle qui en est le levier. Et découvrir avec l’écriture le plaisir qu’il y a « à essayer des variations, à imaginer d’autres façons de commencer, d’autres tons ». Autant de méandres qui conduisent la réflexion vers les mystères qui dépassent l’homme confronté à sa propre création.
Ainsi, dès le début du roman, sommes-nous associés aux toutes premières perplexités de Guto, novice en matière d’écriture. Perplexités qui vont aller en grandissant au fur et à mesure que va croître en lui la nécessité obsédante et secrète d’écrire :
« Je regardai attentivement, je cherchai. Ça peut paraître facile, mais ce ne l’était pas. Car parmi les propriétés bizarres de cet anneau, la plus étrange était que son métal possédait une certaine élasticité. Du reste, je ne sais si élasticité est le bon mot. Cette idée qui m’est venue aujourd’hui d’écrire pour étrenner mon nouveau bureau et le matériel qui m’a été offert me démontre qu’il est parfois difficile de trouver un mot pour dire exactement ce que je pense. Ce que je sais, c’est que ce métal, ou cet alliage, peut-être, a une propriété rare. Je l’appelle élasticité faute de mieux. Peut-être serait-il plus juste de parler d’une espèce de malléabilité à froid. Ou à température ambiante, quand il est chauffé par la chaleur du corps de l’utilisateur. Lorsque Vanda avait découvert cela, elle en avait été fascinée. »
En dix chapitres où s’entremêlent et se superposent ― par successions de cercles et de cycles ― rétrospectives mêlées au présent, Ana Maria Machado conduit son lecteur à la découverte d’univers aussi éloignés que le lac de Constance habité de légendes oubliées mais toujours iridescentes, et le Brésil, ses forêts inextricables où se croisent des personnages hauts en couleur. Dont un vieil érudit solitaire qui ne vit que par/pour l’étude des orchidées et des colibris. Mais aussi le vieux Carlão et son épouse, dona Constãncia, liés par la magie d’une passion exclusive qui puise sa force originelle sur les bords du lac suisse ; Guto, dont l’enfance peuplée d’enchantement et de rêve, remonte par vagues et submerge le présent. Dans l’évocation de cet univers paradisiaque, présent et passé se mêlent et s’harmonisent, abolissant les frontières entre les mondes. Oiseaux et poissons échangent leur espace. Ils en partagent les formes et la teneur.
« La voix de Vanda interrompit mes souvenirs. Mais j’étais déjà réveillé, les yeux fermés. Je rouvris les paupières, et ils étaient encore là. Les poissons prenant leur envol et devenant des oiseaux qui plongeaient et redevenaient poissons. En couleur, avec des contours nets, sur un énorme papier d’emballage. Ceux-ci se transformant en ceux-là, par la combinaison négatif-positif imaginée par l’artiste. Je reconnus le dessin. D’un artiste néerlandais, si je ne me trompe, dénommé Escher. »
Jeune homme passionné par les profondeurs sous-marines, Guto adulte rejoint l’icarien Alessandro, son neveu passionné de vols en delta-plane. Dans le fusionnement foisonnant de ces deux univers ― où se rejoignent la « tentation de l’abandon total » et « l’impression de plénitude absolue » ― , Ana Maria Machado nous offre des pages éblouissantes. Des pages d’une beauté puissante. Des pages jubilatoires et inoubliables.
Pendant ce temps, tandis que Guto s’absorbe dans l’exploration de son labyrinthe, à la recherche d’un schéma conducteur qui permettrait aux éléments de son système de tenir ensemble, l’anneau de Dona Constãncia poursuit son voyage, modifiant peu à peu la vie de Vanda et de son époux. Au terme de dix années d’un bonheur sans faille, une période de doutes et d’incertitudes s’ouvre pour le couple, soudain mis à l’épreuve par les forces insoupçonnées de la « vieille bague oxydée » de Vanda. Vanda la scientifique est confrontée à l’irruption dans sa vie affective de données qui échappent au contrôle de l’objectivité. Attachée à l’observation scrupuleuse des faits et à leur analyse, attentive à l’enchaînement logique des causes et des effets, Vanda n’a de cesse qu’elle ne trouve un moyen concret et efficace de soustraire son couple aux effets maléfiques de l’anneau. Mais, alors même qu’elle croit avoir trouvé la solution qui délivrera Guto de son obsession créatrice, la folie de l’écriture impose sa suprématie exclusive sur l’apprenti écrivain. Envoûté par les exigences de son travail d’écrivain en herbe, Guto s’absente en lui-même, comme en proie à une force qui le tient serré dans un étau. De son côté, Vanda, aveuglée par la crainte de n’être plus au cœur des préoccupations de Guto, n’a pas encore eu le temps de comprendre qu’ils pouvaient à nouveau se rejoindre dans le partage de leurs méthodes de travail et de recherche. Car l’attitude scientifique de l’un n’est-elle pas de même nature que l’attitude poétique de l’autre ? Tous deux ne partagent-ils pas la même passion pour la recherche, pour l’exploration et l’interrogation ? Le même goût pour la précision et pour l’enchaînement des causes et des effets ?
La difficulté à laquelle ils se heurtent vient sans doute de ce qu’ils n’ont ni l’un ni l’autre pris conscience de ces similitudes et de ce que chacun garde pour soi, enfermé dans sa propre conviction, les clés de sa propre démarche, de son propre système. Ils détiennent pourtant l’un et l’autre toute la chaîne d’objets susceptibles de les réunir dans un échange fructueux. Mais il est trop tôt pour qu’ils en aient la connaissance.
Il faut laisser au temps le soin d’accomplir son œuvre cyclique : attraction/ répulsion/attraction… À la narration celui de poursuivre la mise en place des particules magiques dont elle a besoin pour tisser ses réseaux secrets. Et à l’écrivain et au lecteur celui de mettre en résonance des magnétismes inexplicables.
Ainsi en est-il du roman d’Ana Maria Machado. Remarquable d’ingéniosité et de poésie, la chaîne des sortilèges poursuit son œuvre souterraine. Et les « alliages de mémoire » leur magie invisible « aux quatre vents ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
ANA MARIA MACHADO
Source
■ Voir aussi ▼
→ le site personnel d’Ana Maria Machado
→ (sur le site du Salon du Livre de Paris) une fiche bio-bibliographique (en français) sur Ana Maria Machado
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