Ici Londres

Publié le 21 mai 2013 par Ctrltab

Mohamed

Je me suis endormi dans l’avion. Frances m’a réveillé peu de temps après l’atterrissage. Tous les sièges autour de nous étaient vides. Bonnie était dans les bras de sa mère. Phil portait l’ensemble de nos bagages à main. Ils m’attendaient. « J’ai eu peur », a dit Frances, « j’ai cru qu’on t’avait perdu. Que tu avais perdu connaissance. Tu dormais si profondément. » Tout alors m’est revenu. J’aurais voulu ne jamais quitter ma place 18A. Elle a ajouté : « Bienvenue à Londres, Mohamed ! » Phil s’impatientait. « Bon, on y va ? » J’aurais voulu me déshabiller et me défaire de cette tenue inhabituelle que j’avais mise pour voyager. Et renfilais aussi vite ma galabaia et mes habitudes. Combien de temps avais-je dormi ? Mon jean me serrait, ma chemise me collait. Je détestais l’absence d’odeur de cet espace clos. Si je restais dans l’avion, peut-être pourrait-il me ramener dans mon pays ? Frances ne m’a pas laissé le temps, elle m’a saisi la main et m’a empoigné. « Allez, Mohamed, ne t’inquiète pas, on y va. Ce n’est pas le moment de te dégonfler. » Si, c’était le moment de se dégonfler, de disparaître sous son siège, et de prier, ô mon Dieu, pour que tout ceci ne soit bien qu’un rêve. Ce ne l’était pas. La sensation du jean froid contre ma peau était bien réelle et la colère de mes employeurs croissante. Beaucoup de leur langue m’échappait encore. Il était cependant clair que Phil faisait des reproches à Frances. J’étais précisément ce reproche. Je n’avais pas bien mesuré tous les paramètres de cette aventure. Mon instinct de survie a réagi. Je me suis levé, j’ai pris la petite entre les bras. Bonnie m’a aussitôt souri. J’ai marmonné un vague « ok, Inch’Allah, je suis prêt. » Frances a soupiré. Phil était déjà sorti de l’hémicycle. La suite, je ne m’en souviens plus très bien. Mon cerveau a failli disjoncter. Trop d’afflux d’informations, d’odeurs, de lumières et de sons différents. Et toutes ces femmes offertes, découvertes, autour de nous. Phil me rabrouait en arabe : « bon, ça va, Mohamed, il va falloir t’habituer. Tu ne vas pas rester la bouche offerte pendant six mois. Tu peux surveiller les valises pendant que je vais pisser, s’il te plait ? » Frances est partie changer Bonnie, je suis resté seul avec les deux caddies, devant le tapis roulant, qui vomissait tout ce que nous venions de ramener d’Alexandrie, nous et les deux cent autres voyageurs qui nous accompagnaient. Frances a été la première à revenir. « Cela te plaît, Mohamed ? » J’ai souri pour ne pas lui répondre non. « On va prendre un taxi, ne t’inquiète pas. On ne va pas s’embarrasser, on sera plus vite à la maison. Tout ça, ça doit être beaucoup pour toi. » Elle ne cessait de me répéter de ne pas m’inquiéter, ce qui m’inquiétait. Qu’avais-je donc tant à craindre ? Phil nous a rejoints. Les sacs défilaient devant nos yeux. Nous les récupérions un par un, il manquait toujours le siège auto de la petite. Quand il est enfin apparu, nous étions les derniers du vol d’Alexandrie. Un autre arrivage de bagages en provenance de Jérusalem avait déjà pris la place dans notre hall de débarquement. Aussitôt arrivés, aussitôt dégagés ? Telle était donc la loi dans ce pays ? « J’espère qu’ils ne vont pas trop nous embêter à la douane », a dit Phil. « Merde, j’avais oublié ces cons. Croisons les doigts, on a déjà suffisamment galéré de l’autre côté pour que tout soit en règle… », a répondu Frances. Nous ne nous en sommes pas si mal sortis.  Cinq heures au poste, c’est peu. C’était pour Bonnie que j’avais de la peine. Entre deux interviews auxquels je ne comprenais rien, je revenais vers elle pour lui chanter et lui demander de prendre patience, bientôt, je pourrais être libre et m’occuper d’elle toute la journée. « Awa, awa, awa, petit bébé, calme-toi. Awa, awa, awa, écoute les chants de la terre qui monte en moi. Awa, awa, awa, mon amour te protègera. » Les cernes bleues de Frances se creusaient au fil des heures. Nous avions faim. Deux jours déjà que nous étions partis. Phil sortait régulièrement fumer des clopes. Je l’aurais bien accompagné mais je n’avais pas encore le droit de sortir. La nuit et le froid nous accueillirent au dehors quand tout fut fini. Ici, rien n’est sombre, tout est trop illuminé. J’ai porté Bonnie, ligotée dans son petit siège auto. Dans le taxi, Frances et Phil se sont serrés derrière, avec la petite, l’un contre l’autre, épuisés. Moi, je suis monté devant et j’ai dévoré des yeux la route noire, qui glissait, lisse et serpentée.