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Donne-moi ton 06

Publié le 23 mai 2013 par Ctrltab

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- Ah oui, ça ne te dérange pas que ce soit un homme qui s’occupe de ta fille ?

Et mon poing dans ta gueule, ça t’arrangera peut-être ? Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir expliquer à Tom que j’héberge un babysitter égyptien chez moi? Ca a tout l’allure d’une bonne blague de bistrot dont on attend la chute. Sauf que de chute, il n’y en a pas. Je ne raconte pas d’histoire. C’est vrai. A l’instant où je sors du bureau, où je discute avec Tom au pub, Mohamed est sûrement en train de torcher Bonnie. Il gazouille et elle lui répond. Ils ont inventé à deux un langage secret dont même Frances et moi sommes exclus. Il est là depuis une semaine. La dernière fois qu’il est sorti, on a frôlé la catastrophe. J’ai dû abandonner mon expertise pour le secourir. Il m’a appelé en pleine après-midi. Il arrivait à peine à parler. Je n’entendais qu’un halètement saccadé.

- Mohamed, c’est toi ?

- …Phil ?

- Qu’est-ce qu’il y a Mohamed ? Qu’est-ce qui est arrivé à Bonnie ?

Je savais que c’était une mauvaise idée de l’embarquer dans cette idée braque de Frances.

- Bonnie est ok… C’est moi.

Ses paroles étaient hachées et entrecoupées de grands espaces blancs où ne me parvenait que son souffle sifflant. Il a pris une longue inspiration puis il a expulsé ces mots comme s’il vomissait ses dernières volontés.

- Je vais mourir, Phil. Vite, il faut que tu viennes vite nous chercher. Surtout ne pas laisser la petite seule.

La ligne s’est coupée. Un frisson froid a parcouru mon échine. Je l’ai rappelé illico. Personne, répondeur et voix automatique. « Vous êtes bien au 0655101353. Votre correspondant est absent. Attendez le signal sonore pour lui laisser un message. » J’ai réessayé. Le temps des cinq autres sonneries, j’avais imaginé le pire. Mohamed racketté et égorgé par des petits voyous dans la rue, Mohamed écrasé par un bus furieux avec Bonnie miraculeusement sauvée au bout de ses bras, Mohamed pris d’un crise cardiaque subite, incapable de surmonter à plus de trente ans passé l’agressivité soudaine de la ville et toutes ses nouveautés, Mohamed lynché par les nounous furieuses de son arrivée sur leur marché fermé et sa concurrence déloyale. Mes scénarios rocambolesques n’étaient pas loin de la réalité. Enfin, ça a décroché.

- Mohamed, où es-tu ? Dis-moi, vite.

Un gémissement puis un balbutiement.

- Au parc, au skate parc, je crois.

- Ne bouge pas, j’arrive.

Je n’en avais plus rien à foutre de cette estampe persane du cinquième siècle que j’étais en train de certifier. De toute façon, j’étais tout aussi certain qu’elle était fausse — du bel ouvrage de faussaires français des années 1930, une copie remarquable en soi qui avait gagné sa propre valeur historique– que la vie de mon bébé était en danger. J’ai tout laissé en plan, j’ai dévalé l’escalier de Craby’s, j’ai balancé une excuse rapide à ma secrétaire, « une urgence client de toute importance, je ne serai pas joignable pour un moment », j’ai hélé le premier taxi, je n’ai pas réfléchi, je lui ai donné notre adresse pour gagner le parc à côté de chez nous. Je n’ai pas mis plus de vingt minutes à arriver. Je ne l’ai pas vu tout de suite. Il était bien là, pourtant, livide, recroquevillé dans un coin, Bonnie dormant à ses côtés dans sa poussette. Ce sont les skatteurs de quatorze ans qui me l’ont indiqué. « Ah, le grand mec en djellaba blanche, oui, oui, le zouave, on l’a vu. Il est tout au fond, sur le banc. » Je me suis approché, le regard de Mohamed était fixe. J’ai aussitôt vérifié que le cœur de ma fille battait toujours. Oui, elle dormait profondément.

- Mohamed, tu m’entends ? Tu vas bien ?

Il paraissait shooté. Au moins, il n’était pas mort. Son cœur à lui aussi battait. Je me suis assis à sa droite, j’ai pris son pouls. C’est ce que j’avais appris à faire lors de mon stage de premier secours, stage que j’avais suivi consciencieusement avant la naissance de ma fille. On ne sait jamais, au cas où. Les premiers gestes sauvent, n’est-ce pas ? Je ne savais plus quoi faire, alors, comme un con, je lui ai massé sa main. Elle était froide.

- Mohamed, redescends, c’est moi. Phil, reviens parmi nous. Tout va bien. Je suis là. Mohamed, tu m’entends ? Tu veux de l’eau ? C’est Phil.

Sa main a remué dans la mienne. Il a retrouvé l’usage de la parole. Il a murmuré lentement.

- Phil ?

- Oui, c’est moi.

Les mots se sont précipités et ont déferlé dans sa bouche. Toute sa conscience était revenue d’un bloc. Totalement affolée.

- Pardon, Phil, j’ai cru mourir. Tout allait bien pour ma première sortie. J’avais réussi à endormir Bonnie. Je me suis assis sur ce banc. Je me suis posé, seul. J’ai regardé les petits singes là-bas faire des acrobaties. J’ai écouté tous les sons autour de moi. Je n’en ai reconnu aucun. J’ai senti toutes les odeurs autour de moi. Je n’en ai reconnu aucune. J’ai regardé tous les visages autour de moi. Je n’en ai reconnu aucun. Et puis, ça a commencé. Un coup dans le cœur et puis un autre. Mon cœur se rétrécissait à toute vitesse. Sans que je puisse résister. J’ai commencé à voir flou. C’est alors que je t’ai appelé. Et puis…

- Calme-toi, Momo. Tu n’es pas obligé de tout m’expliquer. On a le temps. Il faut que tu te reposes. Je pense que tu as eu une crise de panique tout simplement. On va rentrer tous les trois ensemble, d’accord ?

Il ne m’a pas lâché la main jusqu’à la maison. Les quelques passants que nous avons croisés ont dû nous prendre, je n’en doute pas, pour l’archétype du couple moderne, à la fois métisse et gay.

Et moi, je suis maintenant devant ma pinte de bière, Tom, mon vieux pote de pub, me regarde narquois quand je lui expose ma nouvelle situation familiale. Comment lui expliquer que je quitte précipitamment le boulot pour aller chercher mon babysitter paniqué et ma fille au parc situé à cinquante mètres de chez moi ? Tout d’un coup, je suis très seul. Desperately lonely.


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