Jean-Claude Pinson, Poéthique

Publié le 24 mai 2013 par Angèle Paoli
Jean-Claude Pinson, Poéthique, Une autothéorie,
Champ Vallon, 2013.


Lecture d’Angèle Paoli

VERS UN GENRE DE LIVRE POIKILOS, HYBRIDE ET BARIOLÉ

Qu’est-ce que la « poéthique », s’interroge-t-on d’emblée en lisant le titre choisi par Jean-Claude Pinson pour l’ouvrage récemment publié par les éditions Champ Vallon ? Une première réponse semble être apportée par le sous-titre : une « autothéorie ». Poésie/éthique/théorie (personnelle). Les trois termes orientent l’attente de lecture du côté d’un essai dont la réflexion porterait sur chacune des propositions annoncées par la première de couverture et la page de titre. De fait, dans le « prétexte » d’ouverture de l’ouvrage – « Habiter en poète » –, Jean-Claude Pinson, philosophe et poète, définit son livre comme un « pot-pourri » qui réunit des textes aussi différents par la forme que des textes narratifs tirés d’expériences vécues, des notes de lecture et des essais théoriques. Textes dont le « je », par choix, ne sera ni gommé ni exclu, parce que, citant Thoreau et le premier chapitre (« Economy ») de Walden, « c’est toujours la première personne qui parle ». Tous ont en commun la préoccupation première de l’auteur : « comment investir le monde en poète ? », et tentent d’y répondre sous des angles divers. Ainsi cette interrogation fait-elle l’objet, à la manière d’une basse continue, de « variations ». Mais il faut également la considérer au sens phénoménologique puisqu’il s’agit de varier les angles d’approche permettant de cerner au mieux ce qui constitue le « vivre en poésie ».

Il ne s’agit donc pas d’aborder la question de la poésie sous l’angle de la technique et de la théorie (approches réservées à la poétique) mais sous celui, beaucoup plus large et beaucoup plus ambitieux, d’un ETHOS. Un lieu pour vivre. Inspirée de la célèbre formule d’Hölderlin (« Habiter en poète »), la question récurrente qui traverse l’ouvrage reprend en écho : « Comment, aujourd’hui, habiter le monde en poète ? ». Question déplacée en apparence, dans la mesure où la poésie semble avoir déserté le monde et dans la mesure aussi où le monde, préoccupé par d’autres forces plus attractives, semble s’en désintéresser. Cette question concerne pourtant l’humanité entière et, de ce fait, elle est à prendre au sérieux. Pour Jean-Claude Pinson, grand lecteur d’Hölderlin, l’humanité a besoin de la parole des poètes, seule capable d’arracher le monde au chaos dans lequel elle a chu et de fonder pour elle un séjour durable et censé. Travailler à « l’ineffacement de la poésie » est donc entreprise vitale.

Composé de quatre grandes parties, « Situation, Position »/« Théorèmes »/ « J’habite ici »/« Philosphes et Poètes », Poéthique décline autour de cette question préoccupante toute la « gamme de l’essai ». Avec, en quatrième partie, un répertoire de quinze philosophes et poètes à vivre – exempla – que l’on pourrait rapprocher de l’ouvrage de Franck Venaille, C’est nous les modernes : R. Barthes, P. Bergounioux, Y. Bonnefoy, S. Bouquet, Y. Charnet, M. Deguy, G. Deleuze, P. Forest, D. Fourcade, J. Gracq, P. Michon, A. Negri/G. Leopardi, C. Prigent, O. Rolin, J. Sacré.

« Habiter en poète », « Habiter ici », « Habiter la couleur ». Ces expressions reviennent tout au long de l’entretien, accordé en 2010 par J.-C. Pinson au journaliste tunisien Aymen Hacen. Elles renvoient à une façon d’« exister », une façon particulière d’être-au-monde qui implique, comme l’avait déjà affirmé Rimbaud, au-delà de l’objet poème, le désir radical de « changer la vie ». Une préoccupation que l’on retrouve aussi chez le poète italien Giacomo Leopardi, dont Jean-Claude Pinson se dit très proche, et dont il apprécie la dissidence. S’attaquant d’une part à toutes les illusions – religieuses, métaphysiques, politiques –, Leopardi est aussi celui qui réaffirme l’espérance poétique. La poésie porte en elle l’ambition profonde d’une vita nova. Il en sera de même, plus tard, de Roland Barthes qui ne concevra plus « la littérature que sous condition d’une éthique ». Et qui « par-delà le texte et ses innovations » aura « le souci de l’existence et de sa rénovation. »

La « poéthique » ne se réduit donc pas à un art du langage, mais elle prend en compte la préoccupation constante de donner du sens à notre vie sur terre. Se poser, par un autre langage, contre la rationalité marchande et contre les stéréotypes infligés par les discours dominants, mettre l’être en lieu et place de l’avoir, tel est l’engagement du poète. Militant ardent, acteur engagé dans la volonté de changer la société (dans les années 1960-1970), l’auteur considère l’engagement littéraire comme un engagement politique. En mai 68, politique et littérature étaient indissociables. « Changer la vie et changer la syntaxe semblent alors pour nous, une seule et même chose », écrit J.-C. Pinson dans « J’habite ici ». Au-delà, l’engagement littéraire est engagement existentiel. Il est éthique poétique. Cet engagement émane, chez l’auteur, d’un désir absolu de poésie. Un désir qui se manifeste sous la forme d’un Janus bifrons. Selon J.-C. Pinson, ce Janus poétique présente en effet une face féminine/une face masculine. Côté féminin s’exprime la participation à la plénitude bariolée du monde. L’éloge du chant, du souffle, l’abandon confiant au langage, l’incantation chamanique. Le lyrisme, donc. Côté masculin se dit (tente de se dire) l’irritation face à l’incapacité du langage à dire le monde. L’inadéquation, le hiatus, la rage de l’expression. Le nihilisme poétique. Entre ces deux visages incompatibles, l’auteur balance, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, à la recherche d’un équilibre. Le plus souvent, cependant le visage féminin l’emporte. Tout simplement parce que la poésie, parce qu’elle « a soin du langage autant que de ce qui dans le monde est inaperçu, oublié, délaissé, est féminine » !

S’appuyant sur le contexte post-industriel auquel nous appartenons et sur le constat de la disparition de l’homo poeticu au profit de l’homo œconomicus, Jean-Claude Pinson développe toute une réflexion autour du « poétariat » (in « Situation/position »). Derrière ce néologisme forgé à partir des théories du philosophe italien Antonio Negri, c’est une nouvelle « classe » sociale aux contours mouvants, difficile à cerner mais toujours plus nombreuse, qui apparaît. Polymorphe et bariolé, le « poétariat » oppose à l’ordre du monde soumis aux puissances de l’argent, une résistance forcenée et joyeuse. Composée d’aspirants artistes et d’artistes en tous genres, le « poétariat » est classe créative qui rend compte de l’avènement d’une démocratie artistique impliquée dans l’idéal de « se faire le poète de sa propre existence ». Il constitue en outre une force susceptible d’alimenter le ferment d’une résistance au « populisme culturel » incarné, selon Giorgio Agamben, par la petite bourgeoisie dont l’idéal consumériste conduit à sa perte l’humanité entière.

À quoi la poésie « peut-elle encore être bonne, au-delà du plaisir esthétique ? » « Quelle est sa façon singulière de suggérer des formes de vie expérimentales, hic et nunc, capables de donner une autre qualité (une autre intensité, une autre vitesse) à l’existence ? » « Puissance souterraine », « elle continue de creuser ses galeries de vieille taupe ». « Du côté des humiliés et des offensés, du côté du poétariat ». Pour Roland Barthes, elle est « pratique de la subtilité dans un monde barbare ». « Subversive et vitale. »

À la fois philosophe (bien qu’il ait fait sa thèse sur Hegel, J.-C. Pinson ne se reconnaît pas comme « spécialiste » du philosophe allemand) et poète, Pinson, refusant de renoncer « à la clarté du concept » comme «  à la musique des mots », « au est de l’ontologie » comme « au il y a de la poésie », a pris « le parti d’habiter l’entre-deux, l’entresol où se trame, entre terre et nuées, la grande affaire que demeure » à « ses yeux la recherche d’une habitation poétique du monde. »

Dans le chapitre intitulé « Par-delà les avant-gardes » (« Quasi-manifeste » in « Situation/Position »), l’auteur examine d’ il parle. Il renvoie donc à un passé auquel, jeune homme et militant, il a appartenu ; aux « groupes de travail » auxquels il a pris part et qui constituaient les avant-gardes d’alors. Aux expérimentations qui guidaient la pensée. Le groupe « Tel Quel » (Denis Roche, Marcelin Pleynet). Mais au poète d’avant-garde, J.-C. Pinson oppose le « poétariat ». Car le « tiers-état artistique » rejette en bloc l’industrie culturelle et l’avant-garde, soupçonnée, dans son activisme, de vouloir « contrôler le champ de la création » et d’ « imposer son pouvoir dans le domaine des lettres ». Le « poèthe », lui, s’emploie avec d’autres, au gré d’inventions multiformes et d’« expériences communes nouvelles », à changer « sa vie », « à rejoindre l’étoile lointaine en soi ».

Analysant plus avant les causes de la désertion de la poésie sur le théâtre du monde, J.-C. Pinson rappelle que ce phénomène est à mettre en relation avec l’entrée de notre civilisation dans l’ère des mégapoles. Jadis inséparable de la nature et des dieux qui présidaient à son harmonie, la poésie était chant de louange. L’hymne, forme première de la poésie selon Giorgio Agamben, était célébration de la grandeur des divinités et du cosmos. Intimement liée à l’expression de cette harmonie, la métaphore jouissait d’une aura et d’un pouvoir qu’elle a, depuis, totalement perdu. Qualifiée de « vieillerie poétique » mensongère, la métaphore est mise au ban dans la poésie d’aujourd’hui. Position orchestrée par Yves Bonnefoy qui dénonce dans l’Orphisme sa capacité à entretenir « le rêve mensonger d’un monde que suffirait à réconcilier la grâce de quelque surcroît d’harmonie ».

Ainsi la nature (et ses habitants, les « ci-devant campagnes » de Jean-François Lyotard) – et avec elle, la pastorale – a-t-elle désormais cédé la place au chaos des villes et à ses paysans (Le Paysan de Paris d’Aragon). Les figures de rhétorique ont disparu au profit des collages et des montages, listes et énumérations (cf. par exemple la poésie de Jude Stéfan), davantage propres à traduire l’impossible mimétique entre le langage et le réel, leur incompatibilité et inadéquation réciproque. Avec l’entrée en scène de la poésie post-moderne (par opposition à la poésie pré-moderne), la poésie change de statut. Le lyrisme – accusé d’accorder une place inconsidérée au sujet – est également condamné pour le ton élevé qui scande l’enfièvrement qui l’accompagne. Les années 1990 opposent néo-lyriques – Louis Aragon, René Guy Cadou, René Char, Saint-John Perse – et littéralistes – Francis Ponge, Denis Roche… La poésie nouvelle, refusant les séductions de la musicalité, rejette les formes d’ébriété qui président à la montée du chant. Ainsi du poète Emmanuel Hocquard qui « invite à rompre le charme du chant et à “démusicaliser” la langue ». De sorte que, déchue des hauteurs où elle était jadis placée (jusqu’à Baudelaire), « la poésie est tombée – depuis Baudelaire et les <Petits poèmes en prose – dans la prose : elle s’écrit désormais en prose et se nourrit de la prose de la vie plutôt que d’ambroisie ». Quant au poète, déchu de son trône d’élu, « il préfère se promener incognito dans la foule » semblable à tout un chacun. Et s’il le peut, « se livrer à la crapule, comme les simples mortels. »

La porosité prose-poésie est à ce point évidente qu’il apparaît justifié de poser la question des frontières et des enjeux. Dans le chapitre intitulé « Roman et poésie », J.-C. Pinson analyse les ressorts qui font s’opposer ou se rejoindre les deux genres. Il apparaît que le roman constitue, pour certains auteurs, l’ultime espace d’écriture où la poésie, inapte à « raconter » le monde, peut encore trouver droit de cité. L’exemple le plus notoire est celui de Pierre Michon, dont « la prose dense, grevée de poésie » est « hantée par la préoccupation poétique ». Pour Michon, en effet, « la prose ne vaut que s’il y a en elle élévation de la phrase à la puissance rythmique du vers ». Peut-être le temps est-il venu d’imaginer une « tierce forme », une forme métissée qui, en intégrant des « dispositifs textuels divers », ferait se fondre en elle formes narratives romanesques et formes poétiques ?

Depuis (mais les choses sont en réalité beaucoup plus complexes que cela), en deux décennies, la poésie s’est déplacée à l’intérieur de l’espace littérature. Poussée par la recherche de davantage d’intensité, la post-poésie s’est entée sur d’autres arts, combinant oralité avec arts visuels et plastiques, faisant émerger de nouveaux modes de langage. Derrière cette quête d’« acméisme », cette augmentation qui engage la totalité de l’être – voix et corps –, c’est bien la quête d’une augmentation à être/d’être qui se lit. Mais, là encore, les choses ne sont pas simples et les clivages s’organisent. Depuis le début des années 2010, une nouvelle querelle oppose poésie écrite et poésie scénique. Roubaud d’un côté avec sa poésie de chambre, silencieuse et solitaire. L’espace page/livre qui privilégie la culture « froide ». Prigent l’anti-lyrique de l’autre, ses proférations, exhibitions, mots et corps, qui privilégient le partage de la théâtralité. Face à cette querelle, J.-C. Pinson, en philosophe avisé, opte pour le « continuum » plutôt que pour la « césure ». La poésie poursuit néanmoins « son travail de taupe », donnant naissance, régulièrement, à d’autres émergences. Ainsi voit-on apparaître un « lyrisme sec » qui trouve dans le free jazz d’Ornette Coleman son modèle musical et dont les vociférations de Prigent (évoquant l’écriture d’Antonin Artaud) ne sont pas exemptes. Autre forme émergente en vogue dans le « poétariat » : la voix. La poésie contemporaine n’ayant plus aucune source où puiser sa légitimation, c’est vers la voix qu’elle se tourne. Le poète s’érige alors en « poète de voix » – « de voix qui d’abord s’écrit, poète de voix fantôme ». « Déposer » sa voix est la condition pour que le poète retrouve sa voix, la réinvente et lui permette d’atteindre les multiples résonances qui font du texte un véritable oratorio. « J’éteins ma voix dans la pièce, le poème continue indépendamment de ma voix », écrit Dominique Fourcade.

Autre motif de disparition de la poésie, « la catastrophe métaphysique du sens ». « Rien n’a de sens : le monde n’a pas de sens ; pas de fondement, pas de justification, pas de fin (de finalité). Le ciel est vide, tout est absurde et l’existence avance cap au pire », écrit Jean-Claude Pinson au début de « Théorèmes ». Depuis Auschwitz (et les analyses d’Adorno), la poésie contemporaine est tentée par l’émiettement du sens. Il n’est plus possible, en effet, depuis la tragédie qui a ébranlé le XXe siècle, d’accepter les « valeurs » esthétiques de la poésie. Le contemporain refuse toute expression de travestissement, tout maquillage susceptible d’embellir le réel et d’anesthésier l’esprit. Toute illusion métaphorique. À quoi bon persister à vouloir s’élever au-dessus de la prose disharmonieuse du monde, si la musique des sphères est inexistante ? Le divorce entre les mots et les choses est consommé et nul n’a plus confiance dans le langage. Refusant toutes les manifestations mensongères dont le langage est capable, le poète trouve dans la forme la seule résistance possible ; le seul moyen de lutter contre les forces destructrices qui menacent le monde. Jusque dans les extrémismes esthétiques. Disjonctions, dissociations, recherche de l’atonalité, syncopes, mais aussi listes, énumérations, collages, montages, tout procédé d’écriture doit rendre compte de la rébellion dans laquelle la poésie contemporaine s’origine. Le désenchantement du monde a mis fin à un âge d’or poétique. Balayant le muthos (le mythique, le fabuleux, le religieux) au profit du logos, le désenchantement du monde est à l’origine de la dépoétisation de la poésie.

« Tout est rien » et l’éternité n’est qu’« éternullité ». Inversant le propos de Giacomo Leopardi, J.-C. Pinson écrit aussi : « Et cependant, il y a du sens. » Dans le simple énoncé d’« être au monde ».

Pourquoi écrire ? Comment vivre ? S’inscrivant dans le sillon ouvert par Roland Barthes à l’intersection de la littérature et de l’éthique, Jean-Claude Pinson, le « paysan » de Nantes, poursuit l’exploration de territoires-frontières et, inscrivant dans sa démarche personnelle, l’invention du livre toujours à faire. Un genre de livre poikilos, hybride et bariolé, à mi-chemin du roman, du poème, de l’essai. Une « poéthique » totale pour une poésie multiforme associée à la vie dans tous les sens.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli




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