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“Je” et “Il”

Publié le 21 avril 2008 par Frédéric Romano

- Mon père : Comment peux-tu te mettre dans des états pareils !?
- Moi : Mais oui, c’est insupportable et malheureux !
- Mon père : Mais enfin, regarde, la vie est belle !
- Moi (en criant) : Mais bien sûr que la vie est belle !

Il y a quelques années, je vivais encore sur les ruines d’un passé explosé, balayé par des séismes et des tempêtes. Sur la scène d’une vie que je jugeais modeste, les débris et les restes d’un décor en carton brûlaient encore. Ce décorum, nous l’avions construit ensemble, ma famille et moi. Nous avions monté des planches pour servir de table et retourner des sauts pour nous asseoir. Nous avions pendu des draps pour s’isoler du froid. Nous y avions accroché des dessins et des photos pour les rendre beaux. Puis un jour, nous sommes devenus fous. Une folie de circonstance, certes, mais une folie tout de même. Nous avons crié si fort que le vent s’est levé. Nous avons tapé du pied si brutalement que le sol s’est crevassé. Les flammes ont jailli et l’eau s’est abattue sur ce royaume que mes parents avaient batti pendant plus de cinquante ans et auquel j’avais pris part pendant vingts années.

Je me suis réveillé un matin les yeux embués. Autours de moi, tout était ruine et désordre. Mes parents étaient debout. Ils se hataient à reconstruire. Ils n’étaient pas heureux mais ils s’en foutaient. Il y avait d’autres priorités. Moi je tenais à peine sur mes genoux. Un pas en avant et je basculais. J’étais minable et misérable. J’avais la nausée et je tremblais de peur. Plus rien, dans ce chaos, ne m’était familié. Sur les arbres dénudés, quelques photos s’étaient empallées aux branches. Les couleurs avaient jauni et les visages étaient arrachés. Ces photographies puaient le vinaigre à plein nez, comme tout le reste d’ailleur. J’interrogeais ma mère sur la situation mais elle ne répondait qu’à moitié. Elle n’a jamais vraiment été bavarde et Papa non plus. Mes frères étaient assis plus loin. Ils regardaient leurs pieds d’un air désolé. Aucun de nous ne parlions. Il régnait un lourd silence brisé de temps en temps par le vacarme d’un mur qui ne s’était pas encore effondré.

Je contemplais ce désordre avec un air de plus en plus cynique, partagé entre la honte, la pitié, la tristesse et l’euphorie. Rapidement, je me dis que tout cela tombait bien. Après tout, pour être logique avec moi même, la situation respectait les principes que je m’étais toujours imposé, ceux d’éffacer et de recommencer. Je me suis alors tourné vers l’arrière, là où les planches rejoignent l’obscurité et où l’atmosphère se teint de reflets mauves. Devant moi s’allongeait une unique perspective qui disparaissait à l’infini. J’étais seul, seul avec Romain. Lui souriait toujours bêtement. Il m’énervait. Il me tendit la main en disant : “Allez gars, bouge un peu ! Je vais te montrer un truc… tu vas voir, on va s’marrer“. J’ai mis un pied devant l’autre et j’ai disparu derrière le rideau. J’allais vivre pendant quelques années l’expérience la plus déstabilisante. Certains auraient jugé mon comportement destructeur. Avec le recul, j’en tire aujourd’hui de bien belles leçons.

J’ai entérré au pied d’un arbre une petite boîte dans laquelle j’ai déposé “Je”. Il était en sécurité sous la terre et personne ne pouvait le trouver. J’ai conjugué ma vie à la troisième personne du singulier en attendant que Romain me mène à l’endroit qu’il m’avait indiqué. Il me devançait et peignait en noir chaque vitre et chaque mirroir que nous croisions. il agitait devant moi des mots et des images qui devenaient une ralité, notre réalité. Nous avons marché ensemble dans l’obscurité. Avec les minutes, les heures, les jours et les mois qui passaient, Romain devenait mon guide. Mes parents, mes frères, les ruines et les photos jaunies étaient derrière nous. “Il” dictait la vie et les pas d’un “je” qui n’existait plus.


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