De l'apprentissage du dessin 30

Publié le 29 mai 2013 par Headless

L'archer 

On a souvent parlé de l'orient et de l'occident comme de deux pôles opposés et complémentaires : avec d'un côté et de l'autre la contemplation et l'action, l'intériorité et l'extériorité, le lâcher prise et le volontarisme.

Le dessinateur pourrait être ainsi comparé à un archer.

En occident, l'archer est concentré sur le centre de la cible. C'est la volonté qui est mise en mouvement et ne pas toucher la cible équivaut à un échec. Toucher le centre, c'est toucher la perfection. D'où une longue tradition du chef d'oeuvre où rien d'autre n'est visé que la maîtrise. Ainsi le dessin et toute forme d'art se résume à une démonstration de force.

Alors qu'en Orient (et plus précisément dans l'art Zen du tir à l'arc) l'archer ne cherche pas à atteindre le centre de la cible sinon l'instant parfait de son union avec l'univers. Ce qui est visé est interne, c'est le soi. Ce qu'on voit à l'extérieur (l'arc, le bras tendant la corde, la posture du corps) n'est que la traduction d'une profonde méditation. Si tout est harmonisé, souffle, corps, esprit, geste, la cible peut être atteinte. Mais ce qui conditionne la réussite n'est pas la cible mais plutôt l'état intérieur. Dans l'art du Kyudo, on peut toucher la cible mais rater son tir. D'ailleurs, il est éloquent de comparer les deux types de cibles (occidentale et orientale) et l'on constate que lorsque le centre est souvent marqué d'un point en Occident, il est signalé par un cercle vide au Japon.

En suivant cet exemple on peut donc distinguer deux façons de se tenir face au dessin : une volontaire et l'autre faite de lacher prise. Qu'est-ce que cela sous-entend?

Dans le premier cas, ce qui est souhaité c'est la maîtrise, la répétition de gestes contrôlés qui permettront de construire un édifice plus ou moins prévisible et précis. Le hasard ou l'accident seront vécus de façon négative dans cette perspective. Une image préalable est présente à l'esprit et cherche à s'incarner de la façon la plus fidèle. On peut parfois aboutir ici à une forme de classicisme. C'est un art de l'intellect et de l'affirmation de soi. La projection de soi, telle une flèche, à l'extérieur. Dessinateur et dessin étant distinctement séparés.

Dans le second cas, le dessinateur se laisse traverser par une énergie (son travail à lui étant d'éliminer le plus grand nombre de freins et d'obstacles) pour que le dessin se fasse de lui-même, d'une certaine manière. Ou plutôt, le dessinateur ne présume pas de ce que sera ou ne sera pas le dessin à venir. Il le découvre dans l'instant. Il ne cherche pas à imposer sa volonté, en tous les cas il laisse un maximum de place au "vouloir" propre au dessin (on pourrait rajouter également le vouloir propre de l'outil et du support). Dessinateur et dessin ne font plus qu'un. L'esprit est projeté comme une flèche vers l'intérieur. S'en suivent effacement et dépouillement.

Qu'est ce que cela sous-entend? 

Que le dessin est une réalité extérieure à soi ou qu'il est déjà-là, au fond de soi? Que le dessin révèle le monde ou qu'il nous révèle nous-mêmes? 

Le dessin contient ces deux possibilités, intérieure et extérieure. On peut choisir l'une ou l'autre voie et on peut aussi se tenir au milieu, empruntant à l'une et à l'autre réalité. D'ailleurs, il faudrait dire à quel point l'orient a inspiré l'art moderne et contemporain. A quel point l'action painting de Pollock doit à la calligraphie et aux arts martiaux. Parfois cette influence est assumée et affirmée, d'autres fois elle est inconsciente mais pourtant flagrante (comme les peintures idéogrammes de Franz Kline). Voilà sans doute pourquoi le goût du vide, de l'épuration, de l'éphémère baignent les arts pendant tout le XXème siècle.

Pour approfondir cette histoire de cible, et donc de cercles, me revient le souvenir d'un de mes professeurs qui pour illustrer ces deux façons antagonistes de créer (et de concevoir le monde) avait pris l'exemple de deux schémas tracés au tableau.

En occident, l'anthropocentrisme place l'homme au centre du cercle qu'est l'univers. L'individu-ego devenant la mesure de toutes choses, mais par là-même un atome isolé. Rappelons le Cartésiannisme de "l'homme se rend maître et possesseur de la nature" et le "gogito ergo sum".

En Asie (mais aussi dans toutes les cultures dites primitives et ancestrales) : un cercle seul, sans centre. Les êtres humains (ainsi que toutes les autres réalités du monde) sont tous un des points qui constituent ce cercle. Cassant ainsi la hiérarchie entre l'un et l'autre, ne gardant que l'un. D'où un sentiment de fusion avec chaque aspect de l'univers.

Cet exemple m'a frappé par sa simplicité qui pourrait paraître caricaturale mais qui contient une vérité évidente. 

Comme si un partie de l'humanité devait se réconcilier avec l'autre pour retrouver son équilibre et son harmonie. Extériorité et intériorité. Le Yin et le Yang.

Dessiner pour mieux voir le monde. Dessiner pour mieux y voir en soi. 

Dessiner c'est être le témoin et le secrétaire de sa propre vie intérieure.