[DANS LE MONDE NORMAL, L’INOUÏ ET L’ANORMAL NE SONT PLUS CONCEVABLES]
Vienne, juin
Je ne cesse de m’étonner de voir que, après cette guerre comme après la Première Guerre mondiale, la littérature a très rarement dépeint l’épouvantable. –Explication : dans le monde normal, l’inouï et l’anormal ne sont plus concevables, et on ne peut pas non plus s’en souvenir. – Qui sait si celui qui était un monstre à l’époque et qui est maintenant redevenu un voisin aimable dans ce monde un peu plus aimable, est encore vraiment capable de se rappeler les actes monstrueux qu’il a commis ? Son style de vie de l’époque (qui était associé à un tout autre « monde ») est-il séparé de son style de vie présent par une muraille si impénétrable qu’il demeure désormais inaccessible, c'est-à-dire inaccessible au souvenir ?
Peut-être l’amnésie est-elle quelque chose de beaucoup plus répandu qu’on ne l’admet communément. Le jour ne se souvient pas de la nuit, ni la nuit du jour. Ou à peine. Cause de cette amnésie : en passant brusquement d’une situation (ou « monde ») A à une situation B, complètement différente, celui qui fait ce saut perd son identité. Dans la situation B, il ne trouve pas d’élément qui renvoie à la situation A. – La langue familière dit : « Là-bas, tu n’étais pas le même ». Pas seulement : « Tu étais différent. » Elle a raison. –
Günther Anders, « Revoir et oublier | Retour en Europe (Paris, Zurich, Vienne), 1950-1951 », in Journaux de l’exil et du retour [Tagebücher und Gedichte, Verlag C.H. Beck oHG, München, 1985], Fage éditions, Collection particulière, 2012, page 229. Traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski.
■ Voir aussi ▼
→ la fiche de l’éditeur sur Journaux de l’exil et du retour
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