Un reportage de la RTS qui fait débat. Et la nouvelle inédite qu'en tire Max Lobe: La couleur du malheur.
Un reportage à la fois intéressant et dérangeant, à divers égards, a été diffusé cette semaine par la Télévisions suisse romande, à l'enseigne de Temps Présent, sur le thème Cherche Blanc à marier, avec une focalisation marquée sur les mariages plus ou moins truqués, et autres arnaques via Internet, observable notamment au Cameroun. Moments forts du reportage: les relations virtuelles établies, par l'entremise d'une webcam, par telle jeune femme décidée à se marier à tout prix avec un Européen; l'analyse, par un fonctionnaire camerounais, de faux documents de divorce produits par un mari camerounais établi en Suisse, ou l'établissement devant la caméra de faux papiers officiels, obtenus pour de l'argentau Cameroun et confirmant le divorce de la journaliste elle-même (!), ou encore l'intervention du cinéaste Thierry Ntamack, auteur d'un film démystifiant les grandes espérances de certaines femmes africaines, intitulé Le Blanc d'Eyenga.
Choqués par l'aspect certes "glauque" de certaines séquences, mais bien réelles hélas, des téléspectateur africains, notamment Camerounais, se sont exprimés avec virulence sur le Forum de la RTS. Au demeurant, il a été dit très clairement, pendant et après le reportage, que les situations exposées ne représentaient qu'une minorité des relations contractées entre Africains (ou autres étrangers) et Suisses. D'aucuns vont jusqu'à affirmer que l'émission aurait été programmée sciemment afin d'influencer les prochaines votation sur la révision de la Loi sur l'asile, ce qui semble évidemment faux. Du moins le débat mérite-t-il de s'ouvrir, car l'émission de TP expose une réalité indéniable qu'il serait vain ou hypocrite de nier. L'orientation du reportage peut-elle être taxée de racisme ? Nullement, même si l'accent porté sur les cas évoqués pèse peut-être excessivement, sans contrepoint positif.
Réaction intéressante: celle du jeune écrivain camerounais Max Lobe, auteur de 39, rue de Berne, roman dans lequel les thèmes de l'exploitation des femmes africaines, autant que les mariages "bidon", à Genève, sont modulés avec autant de force expressive que d'émotion. Pour contribuer à sa façon au débat, Max Lobe vient d'ailleurs de composer la nouvelle que voici:
La couleur du malheur
par Max Lobe
Moi aussi je cherche mon Blanc. Et je me fiche du qu’en dira-t-on.
Ma mère a toujours été claire dans cette histoire-là : le jour où je lui ramène un Nègre chez elle, out ! elle me fout dehors. Elle me fout dehors et me renie. Punto basta. Quelle honte ! elle s’offusque toujours. Un gendre noir pour elle, c’est un échec. Non, elle n’en veut pas. Et moi, je la comprends.
Depuis mon plus jeune âge, ma mère a toujours soutenu qu’elle avait trop souffert de la discrimination raciale ici chez les Blancs où moi j’ai eu la chance de naître. Elle m’a toujours dit qu’elle avait été dénigrée au contact des Blancs. Elle s’était sentie salie, certes. Mais ma mère a toujours soutenu défendu qu’elle s’était davantage sentie salie au contact des Noirs. Elle demandait à Dieu comment il avait eu la mauvaise idée – oh combien mauvaise fut-elle! – de la créer Noire. Femme et noire : l’équation de tous ses malheurs, elle dit. Elle avait pourtant tout fait pour s’arracher cette couleur incrustée dans sa peau. En vain. Même des bains réguliers dans de l’eau de Javel n’y pouvaient rien. Exténuée, elle avait dû déclarer forfait.
Le comble, c’est l’erreur qu’elle a commise en se mariant avec un Noir. Elle se le reproche tout le temps.
Mourâh c’est ma mère. Elle est née dans un Cameroun en pleine colonisation. Elle dit qu’à l’époque on chantait la Marseillaise dans les écoles bantoues. On était Français. On était Français et bien éduqués. On portait des petites robes blanches, des chapeaux à visière rose et des chaussettes bien propres. Mourâh s’est toujours vantée d’avoir été à l’école du Blanc. Ses parents aussi, dit-elle. Vers la fin de ses études primaires, elle devait se marier. C’était comme ça. Son promis venait de terminer son Brevet d’études du premier cycle. Il devait partir en Métropole, en France. Partir en Métropole pour rallonger ses connaissances. Mais avant son départ, sa famille avait jugé qu’il n’était pas bon pour un homme de rester seul. La famille de cet homme-là avait cogné à la porte des parents de Mourâh et avait demandé sa main. La dot était conséquente, correspondant au niveau d’études très élevé de ma mère. On avait tout arrangé entre familles. Ma mère était absente, bien sûr. Elle savait qu’elle allait finir par aimer cet homme-là. Elle allait l’aimer. L’aimer parce qu’il avait un Brevet d’études. L’aimer parce qu’il partait en Métropole, à Paris. L’aimer parce qu’il allait devenir son mari. L’aimer parce que c’est comme ça. L’aimer parce que ça s’apprend, l’amour. Avec le temps, tu finiras par l’aimer, lui disaient les autres femmes, conseillères.
Quelques années plus tard, après avoir réussi son certificat d’études primaires, elle avait rejoint son mari, ce Noir-là. Dès les premiers mois, c’était la galère. Il lui avait imposé deux autres épouses noires ; elles n’étaient même pas bantoues ! C’était à prendre ou à laisser. Mourâh avait écrit à sa famille pour leur raconter que les choses ne lui convenaient pas là où on l’avait envoyée. Elle avait reçu une lettre qui lui disait ce qu’elle n’ignorait pas. Et ce qu’elle n’ignorait pas c’était que l’amour-là, ça s’apprend. Ça s’apprend comme toute autre chose. Ça vient petit à petit, avec le temps. Il faut seulement être patient. C’est tout.
Elle savait ce que voulait dire être épouse dans un ménage polygame puisqu’elle était elle-même issue de ce type de famille. Quand c’est ton tour de donner la chose-là, il faut seulement donner. Sans broncher. Elle était devenue une donner-donner. Une donneuse. Et son mari prenait ça comme il voulait. Comme un fauve. Aucune tendresse, elle dit. Aucun mot doux. Aucun préliminaire. Ma mère était donneuse et lui preneur. Chacun a sa place. Chacun joue son rôle. Et le jour où ma donneuse de mère avait eu la mauvaise idée de fermer ses jambes alors même que c’était son tour de donner, cela lui avait valu une magistrale bastonnade. Un poignet cassé, des cheveux arrachés, un œil de panda et de nombreux autres bleus. Tout ça c’était passé en France. En Europe oui ! La peur, le silence, la soumission : c’était là les maitres mots. Donne tes fesses, cuisine et tais-toi.
Mais Mourâh n’était pas comme ses coépouses. Elle s’était entêtée. Après tout, n’avait-elle pas fait un certificat d’études primaires ? Ne lui avait-on pas enfoncé dans le crâne depuis toujours qu’elle était Française, Blanche et bien éduquée ? Alors, pourquoi se laisser malmener ainsi par un vulgaire Noir ? Ma mère rêvait d’amour. Elle rêvait de tendresse. Elle rêvait de petits jeux amoureux comme le chantaient ces talentueux artistes français. Des textes qu’on leur faisait lire et chanter à l’école du Blanc, en terre bantoue. Elle attendait toujours que lui soient offertes des perles de pluie venues des pays où il ne pleut pas. Elle attendait toujours que surgisse un jour son aigle noir avec des yeux couleur rubis et des plumes couleur de la nuit comme dans ses rêves d’enfant. Oui elle attendait toujours qu'on lui demande d’aller décrocher la lune, d’aller voler la fortune et de se teindre en blonde. Mais rien de toutes ses attentes jamais dévoilées n’arrivait. Son homme était juste trop Noir pour se ployer devant de tels caprices de petites Blanches. Ce qu’il voulait, lui, c’était manger et baiser à satiété. Le reste, on s’en tape !
D’un de ses multiples viols conjugaux, Mourâh était tombée enceinte. J’étais née, en France. Au Cameroun on avait dit que Mourâh était une vraie femme. Voilà qu’elle a fini par apprendre à aimer, avait-on constaté en regardant des photos d’elle. Photos où elle s’efforçait tant bien que mal à de sourire. À son faux sourire, au pays, on avait dit que c’était le sourire des Blancs. Que Mourâh était devenue Blanche.
Mais peu après ces âneries familiales, ma mère s’était enfuie du domicile conjugal. Son bébé au dos. C’est dans un refuge pour femmes battues qu’elle s’était cachée.
Mais le noir ne dure jamais éternellement, Mourâh me dit toujours. Le soleil finit par jaillir, elle conclut. Son soleil blanc avait fini par l’éclairer. Et c’est le Blanc de ma mère qui maintenant est mon père. Je porte son nom et c’est lui qui m’a élevée.
Voilà pourquoi ma mère dit qu’elle ne veut plus voir la trace des Nègres dans sa descendance. Et moi, je la comprends.
Moi aussi je cherche mon Blanc. Et en toute sincérité, je me fiche de ce que les gens penseront de moi. Je suis née ici. Je suis d’ici. Désormais mes origines sont ici, ici en Europe, vous me comprenez bien ?! Je suis une Européenne. Je suis une Blanche ! Blanche je suis dans ma pensée. Blanche je suis dans mon quotidien. Blanche je suis par mon accent. Blanche je suis dans mon alimentation. Blanche je suis dans mon sourire. Blanche je suis jusque dans mes rêves. Dites-le-moi, pourquoi vais-je aller avec des Noirs ? D’ailleurs j’ai quitté Paris parce qu’il y en a trop ! Ils sont partout. Partout, on les voit. Dans les métros, dans les avenues, dans les magasins, et maintenant même à la télévision et dans la politique. On se croirait en Afrique! Aussi ai-je décidé de quitter Paris, de quitter la France. Je vis aujourd’hui dans le Gros-de-Vaud en pays vaudois, dans une petite commune de quelque deux cent habitants. Je suis la seule Noire du village et c’est mieux comme ça.
Et quand je pense à toute la discrimination que ma mère a vécue depuis son arrivée en Europe. Les boulots de merde. Une administration qui vous discrimine au patronyme. Un voisin de palier qui vous soupçonne des odeurs de poisse et de viande de brousse. Une sphère politique qui vous traite de profiteurs. Un peuple qui vous prend régulièrement pour cible. Quand je pense à tout cela… Quand je pense à toute la discrimination que j’ai moi-même vécue malgré le fait que je suis Blanche. Quand je pense à tout cela, je me dis : non, plus jamais ça. Plus jamais de cette vilaine peau dans ma famille.
Tout ce mépris, tout ce dédain à cause de ce noir qui salit ma peau si abondamment.Non, je ne veux pas de cela pour ma descendance. Quand je pense à tous ces produits que ma mère a déversé sur ma peau pour venir à bout de cette couleur du dénigrement, cette couleur du rabais, cette couleur de l’insulte, cette couleur de la suspicion, de la souffrance, de la pauvreté, du désœuvrement, de la famine, de la guerre, de l’excision, du mal, de toute la misère du monde… Je me dis non, je ne veux pas de cela pour ma progéniture. Je ne veux pas de la même souffrance pour mes enfants. Est-ce si difficile à comprendre ?… Je n’en veux pas.
Et malheur ! Je dis bien malheur ! Malheur à mes filles couleur renversé à qui je donnerai un patronyme européen, celui de mon Blanc que j’aurais trouvé sans grande difficulté puisque je suis moi-même Blanche. Malheur à mes filles si elles ramènent dans ma famille un nom bizarre. Malheur à elles, si elles osent ramener encore cette couleur-là dans les voies de mes entrailles. Malheur !
Cherche Blanc à marier. Rediffusion le lundi 3 juin 2013 à 16h sur RTS Deux. Un reportage de Philippe Mach et Isabelle Ducret Image : Philippe Mory Son : Blaise Gabioud Montage : Valérie Weyer