Mémoire de nos pères

Publié le 22 avril 2008 par Corcky



Au risque de te choquer, l'arrière-petite-fille d'esclave que je suis n'a pas été particulièrement bouleversée par la mort d'Aimé Césaire.


Ne me demande pas pourquoi, j'en sais rien.

J'ai pas vraiment ressenti cette puissante vague émotionnelle, ce processus identificatoire, ce truc qui fait que pouêt-pouêt les trompettes et tzing-tzing les violons, tout le monde en deuil et les Noirs du monde entier soudain orphelins d'après les médias, et les bobos du coin qui tout à coup découvrent le concept de négritude (tiens, ça c'est chouette, y'avait longtemps qu'ils n'avaient plus rien d'exotique et de révolutionnaire à se mettre sous la dent, ça va les occuper un moment, maintenant que le Tibet est plus ou moins retombé dans l'oubli et avant la prochaine sauterie alter-machin).

D'ailleurs, ce serait bien de savoir combien de ceux qui célèbrent Aimé Césaire avec le plus d'emphase ont ouvert ne serait-ce qu'un bouquin de lui (le connaissaient-ils seulement avant qu'il passe l'arme à gauche, et ne le confondaient-ils pas souvent avec un pseudo-sculpteur qui comprimait des poubelles pour en faire des statuettes
de merde à distribuer aux acteurs français?)
Etrangement, et pour rester dans la thématique, j'ai été mille fois plus touchée le jour de la mort de Rosa Parks, qui n'a finalement pas écrit grand-chose, mais qui est entrée dans l'Histoire en refusant de céder sa place dans un bus minable du fin fond du trou du cul des Etats-Unis.

Et là encore, ne me demande pas pourquoi, parce que c'est pareil: j'en sais fichtre rien.
Moi, je ne sais pas très bien exprimer la mémoire, j'ai pas fait Sciences-Po, ni l'ENA, je n'ai pas le bagage culturel de nos élites, ni le talent d'orateur de nos ministres, je n'ai pas non plus la fibre tiers-mondiste de salon, je ne descends pas dans la rue pour les sans-papiers (je passe déjà mes journées à m'occuper de leur petite santé, ne me prends pas pour une sainte non plus), j'ai pas l'âme moutonnière et je ne bêle pas souvent en choeur avec les troupeaux, peux pas, plus fort que moi, je suis un puzzle génétique qui ne se satisfait pas des cases pré-dessinées qu'on lui destine, je fuis les symboles comme la peste, la faute à mes vieux, tout ça.

Du coup, Césaire en chantre de la fierté Noire ou Mordechai Anilevitch en héros du Ghetto de Varsovie, ben oui, d'accord, voilà, très bien, mais j'irai pas en mettre des posters sur mes murs, ni faire une minute de silence.
Par contre, ce matin,  j'ai envie de te parler de deux photos.

Deux vieilles photos, en fait.

C'est marrant, parce que sur la première, j'ai longtemps cru qu'on voyait ma grand-mère paternelle. 

En fait, comme mon vieux me l'a expliqué, c'est mon arrière-grand-mère, mais la ressemblance est presque flippante (I see dead people).

Mon arrière-grand-mère, donc, née esclave dans les années 1880, à Cuba, affranchie en 1886, quand on a estimé, sur l'île, que l'esclavage faisait en fin de compte un peu tache.

Elle s'appelait Hortensia de son prénom chrétien, Obadina de son prénom africain. Elle appartenait à l'ethnie Yoruba (oui, ceux-là même qui se foutent sur la gueule aujourd'hui au Nigeria) et ses grands-parents avaient fait le voyage vers les Caraïbes à fond de cale (y'avait pas de classe éco, à l'époque). Elle m'a laissé deux-trois bricoles, un collier de perles bleues et blanches qui symbolisent son orisha Yemaya, déesse de la mer et des eaux. Et aussi une vieille commode assez jolie, cadeau du maître à sa mère (un genre de dédommagement, sand doute?).
A ma frangine, elle a laissé son prénom, et c'est pas forcément un cadeau (s'appeler Hortensia, de nos jours, ne rigole pas, c'est dur).

Et puis elle nous a laissé à tous ce petit goût de café qu'on a sur la peau, ce nez épaté, ce cul rebondi et cette cambrure qui me fait parfois bien chier quand j'ai mal au dos.

Et l'autre photo?

C'est celle d'un gamin de cinq ans, un cousin de ma mère qui s'appelait Benjamin et qui a été déporté avec son frangin, sa frangine et ses parents en 1942 à Auschwitz, comme 90% de la branche maternelle de ma tribu de givrés.
Et là je te parlerai de gefilte fish, d'être complètement meshuge, de mères juives et de névroses à la Woody Allen, de fêtes de famille qui peuvent dégénérer en batailles rangées à la Asterix et de beaucoup d'amour aussi (entre deux engueulades).

Alors voilà, pendant que les pontes commémorent, mes morts et moi, on communique.
On papote, on se raconte des trucs, on parle de tout et de rien, j'aimerais bien qu'on puisse se boire une p'tite mousse, ce serait pas un ultime pied de nez, ça?

Aujourd'hui on célèbre Césaire, le mois prochain ce sera carrément l'esclavage, et la déportation des Juifs, et en juillet on se bourrera la gueule et on dansera pour la Révolution, ensuite l'Armistice et les Poilus (qu'on porte aux nues malgré eux, tu as remarqué, Lazare Ponticelli en sait quelque chose),  ouais, on a pas fini de commémorer.

Ce qui tombe plutôt bien, j'adore commémorer, je commémore souvent, entre les naissances, les décès, les victoires, les défaites, les catastrophes, les saisons...Tiens, chaque année à la même date, je me commémore, on appelle ça un anniversaire.

Question calendrier, on a plein de rencarts, mes morts et moi.

Crédit photo: Amélia PS/FlickR