C’est un curieux petit livre que Les belles ténébreuses, dernier ouvrage de Maryse Condé. Avec le brio qu’on lui connaît, qu’elle a su forger au long de ses quelque vingt-cinq récits et romans publiés, l’écrivain guadeloupéenne nous entraîne dans une histoire extravagante et fascinante, menée tambour battant.
Dès les premières lignes, le lecteur s’étonne : où somme-nous ? En Afrique, c’est sûr, mais quel est donc ce pays dont le chef de l’Etat est un dictateur mégalomane, pervers et fou ? On peut tout imaginer et d’aucuns y trouveront une résonance avec bien des exemples contemporains. Dans ce monde hybride, pays de Cocagne pour les uns et terre de misère pour les autres, se rencontrent le héros, Kassem et l’anti-héros, le Dr Ramzi. A moins que ce ne soit l’inverse : le héros Ramzi, celui à qui tout réussit et qui se tire avec panache de toutes les situations, mêmes les plus délicates, et l’anti-héros Kassem, victime désignée, bouc émissaire de toutes les colères, malchanceux chronique que rien ni personne ne peut tirer des embarras où il semble se précipiter avec une constance désarmante.
Né à Lille, de père guadeloupéen et de mère roumaine, Kassem est l’incertitude faite homme. Doté d’un prénom musulman, alors qu’il ne l’est pas, il travaille comme thanatopracteur alors qu’il est cuisinier. Aimer la vie à ce point et s’occuper des morts toute la journée, n’est-ce pas la plus abominable des destinées ? C’est en tout cas ce que pense le malheureux. Mais, par un curieux effet miroir, il n’apparaît pas maître de sa propre vie mais plutôt objet inerte, semblable au cadavre que le laveur de morts – qu’il est lui-même – tourne et retourne entre ses mains. Sans qu’on lui demande son avis, ni même qu’on écoute ses objections, il est aspiré dans un tourbillon auquel il ne comprend rien mais qui, de toute évidence, l’entraîne à sa perte. Les femmes ? Certes, il en rencontre, mais elles lui seront toutes fatales. Les amis de passage essaieront bien de lui ouvrir les yeux… Las, rien n’y fera.
Tout le contraire de l’audacieux Ramzi à qui la fortune sourit. D’ailleurs, s’appelle-t-il vraiment Ramzi ? Moderne imposteur, celui-ci ne se prêtera pas au destin tragique qui fit la célébrité du Thomas de Jean Cocteau, et se débarrasse de ses oripeaux de théâtre dès que le vent tourne. As de la débrouille, dénué de tout scrupule et auréolé d’une brume sulfureuse qui masque on ne sait quel horrible secret, Ramzi est un personnage protéiforme qui, tel le boa constrictor, fascine Kassem et l’enserre dans des anneaux qui le brûlent et l’étouffent.
De son écriture souple et fluide, émaillée de savoureux mots créoles, Maryse Condé enchaîne les énigmes et fait effleure le soupçon. Le lecteur pénètre ainsi avec un ravissement effrayé dans un monde fantastique et inquiétant, passionnément attachant. Au fil du texte, on découvre par petites touches et d’une façon subtile, les références culturelles et l’immense amour de l’auteur pour les lieux où elle a effectivement vécu et qu’elle connaît trop bien pour ne pas les châtier bien : l’Afrique, les Etats-Unis et la France.
Maryse Condé, Les belles ténébreuses, Editions Mercure de France, 293 pp, 18 euros