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Deuxième partie

Publié le 07 juin 2013 par Ctrltab

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Il me reste une image de lui. Il est agenouillé sous l’ampoule, tout de blanc vêtu, éclatant. Il a la tête tournée vers la lumière. Il pleure. Sa peau presque noire ressort dans la nuit illuminée. Les branches vibrent autour de lui. La scène est nue. Il est définitivement étranger. Il ressemble à un acteur de Peter Brook qui se sacrifie sur scène, en pleine tournée africaine du grand texte indien Le Mahabaratha. Il s’appelle Wajdi, j’écris sur lui depuis que je suis arrivée. Il m’émeut. Il m’a embrassée il y a quelques jours.

Dans mon texte, je le prends avec moi dans mes valises, je l’exporte à Londres. Dans la réalité, mon homme du désert a mal à l’œil gauche et, comme dans la berceuse, Madame, sa maîtresse, Catherine, mon amie, lui a donné du collyre pour son œil. Wajdi s’est alors jeté comme un danseur de hip hop sur la terrasse vide. Nous sommes de l’autre côté, nous dînons dans le jardin. Nous avons débarrassé table et chaises en osier autour du feu et des grillades.

« Regardez Wajdi ! Julia, viens voir, tu vas adorer. Ca, c’est du théâtre. » Bien sûr, ce n’est pas la manière dont on se met des gouttes dans les yeux. On ne s’immole pas sous l’ampoule pendouillante, genoux à même le sol, contre les planches en bois. On ne reste pas suspendu, les yeux écarquillés, avec les larmes qui coulent et s’entremêlent au produit salvateur. Sauf si l’on croit aux vertus magiques de la médecine occidentale, ce qui est le cas de Wajdi. Il y a deux jours Gérard lui a donné du doliprane parce qu’il avait mal au dos. Wajdi a pris trois comprimés avant de dormir, il est arrivé le lendemain, à moitié drogué et amorphe. Suite à cela, il a eu plusieurs jours un pansement à l’oreille et l’air totalement absent. On l’a soigné comme on le soigne ici. Avec une saignée. Il est revenu à la maison, le mal disparu, de nouveau lui-même. Enfin, presque. Catherine dit qu’il est à côté de ses pompes, enfin, plus précisément à côté de ses tatanes, depuis notre arrivée dans l’oasis. Moi, je sais ce qu’il a. Ce n’est pas pour rien qu’il me décrètera bientôt son médecin personnel. Wajdi est amoureux.

Ici, je m’occupe des corps. Les qualités qui sont les miennes dans mon pays n’ont aucun intérêt ici. Je ne maîtrise pas ni le langage local ni celui national. Quant au jargon vernaculaire, l’anglais international, il n’est pas mon fort, ce qui m’empêche de briller par mon esprit et mon art délicat de la conversation. Motus et bouche cousue, je suis de nouveau une enfant qui se remet, non sans soulagement, aux bons mots de la maîtresse de maison. Catherine, elle, entend et comprend, parle et dit. D’abord, ma paresse s’est contentée de cet état de fait, la rage et la frustration lui ont succédé, le soulagement a fini par s’installer. Je sors du jeu social, je n’ai pas à prétendre, à donner et lancer la balle. Je me repose.

Je suis en convalescence amoureuse. J’applique une hygiène toute militaire pour me retaper. Je joins bientôt les autres à ma discipline, invite les invités de la maison à ma séance matinale de yoga et mes trente minutes de mouvements et de positions enchaînées pour faire respirer le cœur respirer et circuler l’énergie. J’ai besoin d’être touchée alors je touche. Je masse Catherine puis sa mère. Je sens leur peau sous mes doigts, j’entends leurs attentes et j’y réponds par mes mains. Je prends le bébé dans mes bras et la câline. C’est une fille, elle s’appelle Nina, elle a cinq mois. Pour elle, je me mets à chanter. Beaucoup. Des berceuses et tous les airs qui me passent par la tête. Mes préférés parlent d’amours que l’on passe à machine et des couleurs, comme les sentiments, qu’on espère faire revenir. Il y a aussi une « chanson douce que me chantait ma maman, cette chanson douce, je la chanterai pour toi… » Je ne me souviens plus de la suite des paroles, j’invente, j’enchaîne : « toi, ô ma douce, qui est l’éclat de Sinon ! »

Et puis, il y a Wajdi qui regarde les femmes, parfois Francesca, surtout moi, avec un plaisir douloureux. Il arrive le matin, sa grande silhouette majestueuse vêtue de sa longue robe blanche. Il apporte les fallafels et le pain. Il est un personnage de roman, il ne quitte jamais son turban palestinien sur la tête. Il est grand, beau et fort. Il baragouine à peine trois mots d’anglais. Il a des yeux pépites, la peau sombre, les lèvres épaisses et sensuelles, rehaussées d’une moustache, le nez épaté. Il y a le sang de l’Afrique en lui et la finesse des traits arabes. Il traîne un peu des pieds, c’est ses semblants de chaussures qui veulent ça. Son corps, on le devine, épais, solide, mélancolique. Bientôt, je reconnaîtrais le moteur de son Land-Rover, je l’attendrais même, je l’espérerais.


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