De vieux amis

Publié le 08 juin 2013 par Jlk

Après notre cappuccio de tous les matins, assortis de force dolci, la Professorella nous a emmenés ce matin à Bocca di Magra tout en nous faisant l’irrésistible récit du séjour de l'écrivain Georges Borgeaud en Toscane, qui non seulement est arrivé à se faire payer le voyage mais a renouvelé en outre sa garde-robe aux frais de ses hôtes. Or nous sourions et rions sans discontinuer, avec la Professorella qui est devenue, en quelque jours une véritable amie, autant que le Gentiluomo. Moi qui me suis toujours senti mal à l'aise en compagnie des universitaires du milieu littéraire romand, le plus souvent guindés et rabat-joie, je suis enchanté par le bon naturel et la gouaille de la Professorella, dont l'enfance et l'adolescence très difficiles, la jeunesse problématique et borderline, puis les études menées contre vents et marées, le départ en Italie et la carrière, participent d'une expérience humaine et d'un caractère hors du commun qui me rappellent  la trajectoire inverse, d'Italie en Suisse, d'une Anne Cuneo. Sacrées bonnes femmes ! Et combien je suis content, aussi, de voir ma bonne amie, qui a passé sa licence universitaire la cinquantaine passée, s'entendre si bien avec la Professorella tandis que je souris aux vitupérations mussoliniennes du Gentiluono ne cessant de conspuer la pourriture actuelle du "povero paese" avec des accents nostalgiques et des incantations au Duce que je récuse évidemment.

Nos amis prisent, tous deux, les romans policiers qu'on appelle gialli, en Italie, et je les verrais bien en protagonistes de romans noirs subtilement retors à la Highsmith, non pas assassins l'un de l'autre mais peut-être complices dans la couverture d'un meurtre particulièrement esthétique ou à valeur politique purificatrice. Je sens plus de tendresse, chez la Professorella, à l'endroit de son étudiant quinqua de la prison de Pise, meurtrier par amour, que pour ses collègues de la Faculté des Lettres de Lausanne dont elle  persifle volontiers les intrigues et les ridicules. Au chapitre toujours réjouissant des racontars, je me suis régalé de l'entendre évoquer les séjours, à Pise, d'un Gilles Deleuze et de ses secrétaires-esclaves, ou d'un Michel Foucault plus débonnaire à son dire; et le feuilleton de ses relations avec Maître Jacques, auquel elle a consacré tout un livre, ne m'a pas moins enchanté tant elle y met de couleur et d'humour. Plus qu'un bas-bleu ordinaire, comme on en trouve tant dans la paroisse littéraire romande, notre amie était LA spécialiste de littérature, un peu canaille sur les bords, qui pouvait évoquer la place de la femme dans les romans de Jacques Chessex ou parler de Nicolas Bouvier sans forcément poser à la vestale vénérante du Temple.     

Il n'y a guère que quelques jours que nous avons débarqué à Marina di Carrara et pourtant, étrangement, il me semble que nous avons déjà là de vieux amis, tant nos souvenirs respectifs s'entrecroisent, de nos plus belles années  de jeunesse (selon le mythe dont aucun de nous quatre ne semble être dupe) à celles que nous vivons aujourd'hui, en passant par divers personnages que nous avons connus dans  la bohème lausannoise de l'époque où la Professorella hantait  le Barbare, la librairie anar de Claude Frochaux ou les rives du lac où les plus belles filles du monde (selon Godard) draguaient les mecs - je pense évidemment à la Professorella en fleur d'une certaine photographie vintage soupirant au pied d'un macho à chemise ouverte et avenir assuré dans le Barreau...      (A Marina di Carrara, ce jeudi 27 mars 2008)

 

(Cette évocation est extraite d'un livre en chantier)