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Donner à voir

Publié le 09 juin 2013 par Jlk

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La formule de Conrad. - Dans une espèce de nouvelle à valeur de profession de foi de "pro", datant de 1933 et intitulée Une centaine de faux départs, Scott Fitzgerald cite l'énoncé du "devoir" de l'écrivain tel que l'a formulé le romancier Teodor Jozef Konrad Korzeniowski, alias Joseph Conrad: "Mon devoir est, par la seule puissance du mot écrit, de vous donner à entendre, de vous donner à sentir, mais il est avant tout de vous donner à voir".

Or cela tombe bien, s'agissant de Fitzgerald dont on peut comparer directement, ces jours, ce que donne à voir son chef-d'oeuvre intitulé Gatsby (The great Gatsby) dans le fil qu'en a tiré Baz Luhrmann. Celui-ci nous en met plein la vue, comme on dit, mais que montre-t-il ? Beaucoup moins que ce que montrent les mots de Fitzgerald sur l'écran de notre cinéma mental. À vrai dire, les quelques qualités sensibles indéniables du film, si l'on excepte son délire visuel spécifique parfois intéressant, se rapportent aux mots et aux images du livre fidèlement recyclés. Sinon: trop de tape-à-l'oeil qui empêche de voir.

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Ce que montre Joël Dicker.- Le phénoménal succès de La vérité sur l'affaire Quebert a suscité autant de commentaires dépréciatifs, sur fond d'envie de nature variée, que d'enthousiasme, réduit par les plus sots à une affaire de marketing, alors que la première qualité du romancier Joël Dicker est aussi de donner à voir. On a ressassé le fait que le roman faisait tourner les pages, comme s'il s'agissait d'un gadget mécanique, alors que son immédiate vertu est de donner à voir en imposant un espace romanesque clair et chargé d'énergie. On voit immédiatement Marcus Goldman courir à travers les rues de New York, comme on voit Holden Caulfield, le protagoniste de L'Attrape-coeurs de Salinger, errer dans les mêmes rues. Le fait que ce roman "culte" ait dépassé les 60 millions d'exemplaires et qu'il s'en vende chaque année plus de 200.000 n'a rien à voir avec un plan marketing prolongé - c'est un effet du charme singulier de l'ouvrage dont personne ne dira que c'est un chef-d'oeuvre mais qui n'en continue pas moins de faire tourner les pages -on en souhaite autant à Dicker...

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L'image parasite. - Si l'une des forces du romancier est de donner à voir, comme le disait Conrad, il va de soi que cette recommandation n'est en rien une apologie d'un réalisme descriptif conventionnel de type photographique. S'il y a de très bons romans réalistes, et même dans la catégorie facilement décriée du réalisme socialiste (que ses contempteurs n'ont le plus souvent pas lu), le "donner à voir" de Conrad nous renvoie à ce que nous "entendons" aussi bien dans son prodigieux Typhon, récit d'un naufrage qu'on peut lire comme un poème épique ou une métaphore politico-sociale. Or la plasticité de ce roman, magnifiquement passé dans notre langue par André Gide, se retrouve dès les premières pages de Jean-Luc persécuté, l'un des plus beaux romans de Ramuz, comme il se retrouve dès les premières pages merveilleusement elliptiques et dansantes de Gatsby, par le seul moyen des mots.

A contrario, et le film de Baz Luhrmann est là pour l'illustrer, la prolifération des images est un cancer pour l'oeil dont les métastases menacent l'esprit. Sans en faire une nouvelle querelle des images, je dirai pourtant que leur multiplication chaotique contrevient au point de vue de l'ange... 


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