Elle n'était pas du tout ma cousine, mais c'est ainsi que je l'appelais. En fait, arbre généalogique en main, c'était la cousine de ma grand-mère. Il se trouve que lorsque je suis née, c'était avec elle que se trouvait ma mère. Le plus important n'est cependant pas là, mais plutôt dans l'enfance que j'ai passé près d'elle. Veuve jeune, elle vivait en région parisienne, où elle travaillait. Tous les étés, elle les passait dans une maison qu'elle avait acquise avec feu son époux, dans mon village, avec ses trois filles que j'appelais évidemment mes cousines. Elle ne venait qu'un mois, mais c'était un mois de vrai bonheur. Plusieurs choses y contribuaient. D'abord, elle avait une voiture. Une aronde qui sentait bon le voyage. Tous les après-midis, nous partions, les quatre filles serrées à l'arrière, elle au volant et ma mère à son côté, vers la plage de Gros Jonc, située sur l'une des côtes les plus agréables de l'île de Ré. On dépliait parasol, serviettes, jouets de plage etc. et le temps s'arrêtait. Dans mes souvenirs, il y a toujours du soleil. La mer est toujours bonne et les baignades sans fin. Pour le goûter, il y a des merveilles. Ah, les merveilles...
Ce sont de petits beignets... comment dire : à la fois durs et souples. La friture leur donne une sorte de croûte un peu ferme, sans toutefois être croustillante. Mais l'intérieur est moelleux. Sucrés naturellement, on les recouvre néanmoins d'un peu de sucre glace. Ils sont parfois parfumés avec un peu d'eau de fleur d'oranger, mais à peine. Il y a du sucre vanillé à l'intérieur. Et la pâte est levée à la levure de boulanger, qui donne une saveur un peu particulière. Les merveilles de Cousine Jeanne n'avaient pas le même goût que celles de ma grand-mère, mais elles étaient tout aussi délicieuses. Et abondantes. Elles étaient aussi différentes de celles de mon arrière-grand-mère car, aussi loin que remontent mes souvenirs, chaque été il y avait les journées "merveilles" et mon arrière-grand-mère en faisait déjà. Une tradition familiale en quelque sorte...
On en envoyait à toute la famille. A ma mère, notamment, lorsqu'elle n'était pas là. Je prenais alors soin de découper des formes particulières dans la pâte, spécialement destinées à ma lointaine mère, qui habitait Paris. Elles étaient alors soigneusement rangées dans une boite en fer, puis protégées avec un torchon bien propre. On espérait tout haut qu'elles ne seraient pas trop malmenées par les postiers, afin d'arriver entières. C'était une sorte de défi, à chaque fois. Et quand ma mère arrivait enfin en vacances, on ne manquait jamais de lui demander si les merveilles étaient arrivées en bon état.
Je n'ai jamais retrouvé le goût particulier des merveilles de mon enfance. Un jour, mon oncle m'a remis la recette qu'utilisait ma grand-mère. Hélas, elle était écrite sur un drôle de papier, qui était devenu transparent et rigide avec les années et on ne lisait plus correctement. Or tout est une question de proportions... Et de tour de main, naturellement. Et de qualité de la levure. Et de temps aussi, car le temps qui passe transforme tout, y compris les merveilles.
Cousine Jeanne est décédée la semaine passée. Dernier témoin de mon enfance, des jours insouciants et clairs de l'île de Ré, des jeux de plage, elle est partie pour de bon. Il y a quelques mois, je suis retournée à Saint-Martin. Je suis passée devant l'ancienne maison de Cousine Jeanne. Derrière le bâtiment, pointant son grand nez par dessus le mur, le vieux palmier dont l'exotisme me faisait tant rêver quand j'étais petite, m'a saluée d'un coup de palme. Je me suis souvenue alors de ce vieux jardin, du muret qui se chauffait au soleil de l'été et sur lequel nous n'en finissions pas de jouer, avec ma cousine Paule. Il y avait là, oublié, un vieux couvercle de marmite en fonte. Un jour, nous l'avons incidemment soulevé. Des fourmis s'y étaient installées... Brusquement dérangées, après un instant d'incertitude où elles coururent en tous sens pour saisir l'étendue du désastre, elles se sont saisies des larves qu'elles élevaient là et se mirent à fuir. Gênées par notre geste, finalement malencontreux, Paule et moi reposâmes délicatement le couvercle de fonte à sa place initiale, prenant grand soin de n'écraser personne. Le lendemain, la curiosité étant la plus forte, nous soulevâmes légèrement le couvercle pour voir si tout était renté dans l'ordre : personne. Elles étaient toutes parties, reine, larves et ouvrières. Je me souviens encore de l'étrange impression d'irrémédiable qui nous a alors assaillies.
C'est un peu cette impression qui m'est revenue lorsque je suis venue faire un dernier adieu à Cousine Jeanne. Elle avait son mince sourire que je lui connaissais si bien. Je retrouvais dans ses traits reposés sa bonhomie d'antan, qui me rassurait et était comme une promesse de jours de bonheur. Toutes choses aujourd'hui enfuies.