Max | Je n'ai pas l'âge

"Je vous laisse sur la place péberlan et vous m'attendez, ne bougez pas de là". On a attendu avec mon frère. Longtemps. Incroyable comme le temps peut paraître long à douze ans. On n'est plus môme à cet âge-là, on n'est pas encore un petit mec non plus. Douze ans c'est l'âge le plus con de la Terre. Douze ans c'est un âge no man's land. On s'était fadé le voyage silencieux jusqu'à Bordeaux, pourquoi diable nous avait-il amené mon frère et moi ? Et voilà qu'on était dans un bistro sur cette fameuse place péberlan. Lui, avait disparu avec la bagnole. Il nous avait mis des pièces dans la poche. Je me souviens qu'on soit entrés dans ce gastos un peu borgne de péberlan. Le loufiat qu'à vu débarquer deux mômes était sympa. J'ai fait le chef, j'ai commandé deux mentalo avec plein de glaçons. Je me souviens qu'on a débattu avec mon frangin pour savoir ce qu'on mettrait dans le juqueboxe... Je voulais à toute force cette voix fraîche, miraculeuse, qui inondait l'été 1964 de cette France très gaullienne, très poisseuse aussi. "Non ho l'eta". Je savais pas à l'époque que ça voulait dire que j'ai pas l'âge... Si j'avais su ! Car j'avais l'âge de comprendre justement, mais pas celui d'attendre et j'attendais depuis ma toute petite enfance. Des mots, des gestes, des explications, des trucs chauds. Rien ne venait "en face". Y'avait des bagnoles qui te ramenait en silence d'Allemagne, qui t'emmenait en silence à Bordeaux, à l'armée bientôt, très bientôt après. Y'avait un mur de silence et d'indifférence. Y'avait dans ce gastos ce jour-là la petite Gigliola Cinquetti, havre, et moi, je remettais des pièces dans la machine, plein de pièces et lui, revenait pas et mon frère et moi on était assis devant la porte de ce gastos crade mais sympa, place péberlan et on attendait le jour qui ne venait pas. On écoutait "Non ho l'eta". On n'a jamais l'âge d'attendre sans savoir.