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désaccord et contrariété démocratiques : existentialisme et structures différentielles...

Publié le 13 juin 2013 par Deklo

Bertrand Lavier - Polished, 1976

 

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Sans doute, je ne trouve pas inutile de préciser que ce que j’appellerais le désaccord démocratique ne peut pas connaître la querelle, ne serait-ce que parce que la querelle présuppose qu’on cherche un accord. Étonnamment, chercher querelle, c’est chercher à se mettre d’accord. Bon…

 

  Je voudrais revenir sur les rapports dédifférentiels qu’on abordait à propos de la méthode protohistorienne l’autre fois en m’arrêtant sur quelque chose qui va nous faire revenir un peu en arrière, plus qu’un peu, à savoir les rapports différentiels et situationnels dans l’existentialisme. Précisément, je voudrais survoler cet ouvrage de Sartre, Questions de Méthode, dans sa version publiée dans la première partie de sa Critique de la Raison dialectique.

 

  Elle est très curieuse cette méthode. Je ne crois pas exagérer si je la considère comme une approche qui se veut révolutionnaire, lors même qu’elle s’insère poliment et avec une certaine timidité respectueuse dans l’usage qui se fait de la langue, disons depuis les Lumières, sans oser rien déranger. Qu’est-ce qui fait que quelqu’un qui tout au long de sa réflexion semble donner des gages aux… non pas aux marxistes qu’il accable, mais aux marxiens, et donc à tout le fantasme révolutionnaire qu’ils se traînent, ne parvienne pas à se faire à l’idée que c’est l’usage même de la langue qu’il faut remettre en question, ça alors, ce sera fait pour m’épater. Le rapport à la langue dans lequel Sartre s’insère, c’est-à-dire l’usage de la langue qu’il fait qui admet, confirme, présuppose, un mode précis et certain de rapports politiques, un type précis et certain de régime, prolonge et maintient quelque chose qui fait que de toute façon son entreprise révolutionnaire ne peut que glisser. Quelqu’un parlait de contre-investissement fasciste à propos d’autre chose… La notion de contre-investissement est parfaitement intéressante, mais dire qu’il puisse être fasciste est fasciste, ne serait-ce que parce que c’est dire, implicitement, différentiellement, le bien. Mais alors, se lancer dans une entreprise révolutionnaire sans s’attaquer aux conditions de l’entreprise, l’usage de la langue, s’il y a un contre-investissement fasciste quelque part, on y est. Mais je ne veux pas me lancer dans une invective, ces Questions de Méthode, je les trouve parfaitement intéressantes et suffisamment nuancées pour qu’on vienne en faire notre miel.

 

  Si j’y allais grossièrement, je dirais que l’usage de la langue et le rapport politique d’un État policier, est un rapport de situation du particulier à l’Universel. Entendons-nous, on n’a pas une chose comme le particulier, ni une autre comme l’universel, on n’atteint pas un niveau où on saurait les différencier, mais on a un régime qui fonctionne par un rapport différentiel qui situe particulier et universel l’un par rapport à l’autre. On ne sait pas désigner particulier et universel, on désigne un rapport qui les situe. C’est ce qui fait, par exemple – puisque l’art est un geste politique en tant qu’il appréhende le langage –, que le David de Michel-Ange est parfaitement révolutionnaire dans sa proposition de l’usage de la langue, parce qu’il laisse pressentir, à la surface de la tête, le bloc de marbre dans lequel il a été taillé, c’est-à-dire qu’il résiste à se laisser situer tout à fait. C’est ce qui fait aussi, par ailleurs, que les théoriciens du Contrat social ne sauront jamais désigner quelque chose comme la Liberté, parce qu’on ne peut pas penser une chose pareille avec un rapport particulier/universel autrement qu’à refermer l’universel sur le particulier comme le feront Rousseau ou Spinoza chacun à leur façon. Et si je continuais à me faire grossier, je dirais que l’usage de la langue dans un régime libéral, c’est-à-dire un régime éclairé comme on en trouve depuis la Révolution de 1789, les marxistes appelleraient ça un régime bourgeois…, fonctionne par des rapports différentiels déterritorialisés. Des rapports de rapports. L’un ne s’oppose pas à l’autre, on parlerait de différences de degrés, si on voulait se représenter les choses. Mais veut-on se représenter les choses de toutes façons ? D’ailleurs Sartre, dans son petit opuscule, utilise deux concepts, un qui tient plutôt de l’État policier, la totalisation, l’autre plutôt du régime libéral, la finalité, sans que le changement de régime ne vienne le contrarier. C’est donc bien le rapport situationnel qu’on va à nouveau examiner, quelles que soient ses modalités politiques, à travers ces deux concepts.

 

  La question qui préoccupe Sartre, ça va être comment « situer » l’action, d’un groupe, d’un individu, autre, c’est-à-dire à la fois comment la lire, par exemple comme un historien lirait un « événement » mais aussi même comment… comment dire… passer à l’action, déterminer les marges de manœuvre, etc. On voit pourquoi cette question va venir nous intéresser ici… Alors en ce qui concerne la lecture historique d’un événement, Sartre prend appui sur Le 18 brumaire de Louis Bonaparte de Marx pour délimiter le champ et préciser la méthode qu’il défend. Que fait Marx dans ce 18 brumaire, comment s’y prend-il pour procéder ?… C’est intéressant sa méthode, il va venir dérouler le contexte, suivre, pister les trajets des uns et des autres, en quelque sorte révéler les mouvements d’ensemble et les rapports d’équilibre, d’attraction et de répulsion des forces… Selon Marx, « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé » (K. Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, p. 4). Ce sont donc ces conditions qu’il va chercher à déterminer. Vu d’ici, aujourd’hui, je ne crois pas que rien dans cette approche ne soit fait pour nous chagriner du tout. Qu’est-ce que ça va donner ? Eh bien, par exemple, ça va lui permettre d’expliquer ces querelles qui divisent le camp monarchiste entre légitimiste et orléaniste par ceci qui veut que, dans sa lecture, les légitimistes étaient faits de propriétaires fonciers quand l’orléanisme se composait de l’aristocratie financière et des grands industriels. Il faut voir qu’on doit le maintien de la République en 1871 à ce qu’ils ne parvinrent jamais, alors que les monarchistes étaient majoritaires, à se mettre d’accord. Cette lecture est donc particulièrement significative. Bon, mais c’est un exemple. Ce qu’il faut voir, c’est une démarche qui se montre attentive à recueillir suffisamment d’indices pour pister des trajectoires et désigner des pôles. Pister des trajectoires diachroniques, désigner des pôles synchroniques. C’est-à-dire que le trajet de tel mouvement va expliquer qu’il se rapproche du trajet de tel autre, qu’ils convergent et constituent des pôles, par exemple des pôles d’intérêts, à savoir des sortes d’ensemble de voisinages. Tel mouvement va trouver un intérêt parallèle à tel autre mouvement à des degrés différents, assez pour faire un ensemble, par exemple parce qu’ils ont un adversaire commun ou autre, etc. Et Marx peut aller jusqu’à démontrer comment tel intérêt public contredit les affaires privées de tel groupe (cf. ibid. p. 36), par exemple de ce qu’il appelle le parti bourgeois, ou comment telle concession pour favoriser tel intérêt va venir contrarier un autre intérêt de la même classe (cf, p. 23), etc… Alors Marx ne parle pas de degrés, mais enfin tout de même, il démontre bien la disparité, le voisinage de trajets qui tout à coup convergent en un point d’intérêts ou plutôt se longent par un jeu de concours et l’occasion de la révision de la Constitution lui permet cette tournure littéraire savoureuse pour décrire cet appareil voisinant : « C'est ainsi que tomba au milieu du Parlement la pomme de discorde autour de laquelle devait fatalement s'allumer le conflit des intérêts qui divisaient le parti de l'ordre en fractions opposées. Le parti de l'ordre était un mélange d'éléments sociaux hétérogènes. La question de la révision de la Constitution créa une température politique qui décomposa le produit de ce mélange en ses éléments primitifs. » (Ibid., p. 33). Il y a plusieurs choses qui sont faites pour nous intéresser, d’autres pour nous chiffonner, la notion d’intérêt par exemple, on le verra, mais bon… On a donc une grille de lecture minutieuse et ample qui permet une description précise de ce qu’on peut donc appeler une situation.

 

  Cette approche, elle part de ce principe qui veut que « de même que dans la vie privée, on distingue entre ce qu'un homme dit ou pense de lui et ce qu'il est et fait réellement, il faut distinguer, encore davantage dans les luttes historiques, entre la phraséologie et les prétentions des partis et leur constitution et leurs intérêts véritables, entre ce qu'ils s'imaginent être et ce qu'ils sont en réalité » (Ibid., p. 16). Marx tente donc de saisir et de reconstituer un mouvement qui dépasse ce qui est mis en mouvement, ceux qui mettent et sont mis en mouvement, à partir d’indices et de déductions pour remonter le cours et atteindre quelque chose comme une « superstructure d'impressions, d'illusions, de façons de penser et de conceptions philosophiques particulières » (Ibid.). C’est très intéressant, à mon avis, de s’occuper de ces choses maintenant, juste après avoir regarder la procédure archéologique, puisque la démarche marxienne a quelque chose de profondément archéologique évidemment. Ce qu’on a vu la dernière fois, c’était une tentative de reconstitution de mouvements physiques, de déplacements de peuplades et d’échanges entre groupes au cours de ces déplacements, eh bien la lecture marxienne de « l’événement » n’est pas si éloignée… Il se trouve, je le rappelle, qu’on a vu comme la nécessité de contrarier cette reconstitution, de ne pas aller jusqu’au niveau où on déduit, dessine, désigne quelque chose, mais au contraire désaccorder les éléments recueillis. Voilà qui nous amène au prochain point…

 

  Jusque-là, je ne pense pas qu’on ait affaire à quelque chose qui soit fait pour nous étonner et même à l’époque, Sartre, au moment où il est écrit cet opuscule, je ne pense pas qu’il se sente faire un pas hardi. J’ai plutôt l’impression qu’il nuance. Il nuance quelque chose qui a infusé, l’attention portée aux jeux des structures, et jette ses nuances et ses mises en garde à la tête des communistes doctrinaires qu’il n’en finit pas d’attaquer. Il maintient, sauve, revendique ce procédé marxien de situation, mais pointe ses impasses et ses malédictions. Ca veut dire, par exemple, qu’il défend cette méthode qui veut que « chaque fait, une fois établi, est interrogé et déchiffré comme partie d’un tout » (J.-P. Sartre, Critique de la Raison dialectique, p. 27) et dénonce le risque que prennent « la plupart des marxistes » à remplacer la particularité par un universel par la totalisation à laquelle ils livrent les événements (Ibid., p. 40). Car si Marx, selon Sartre, « subordonne les faits anecdotiques à la totalité (d’un mouvement, d’une attitude) » (p. 27) ; s’il « donne à chaque événement, outre sa signification particulière, un rôle de révélateur : puisque le principe qui préside à l’enquête, c’est de chercher l’ensemble synthétique » ; ce n’est pas une totalité qu’il dessine, mais une « totalisation » en cours, une totalité qui « n’existe au mieux qu’à titre de totalité détotalisée. » (p. 56). Contre le déterminisme matérialiste mécaniste (cf p. 108), Sartre affirme une totalisation qui « doit découvrir l’unité pluridimensionnelle de l’acte ». De la même façon que Marx réinjectait l’effort humain dans le travail dans le paradigme de son Capital, Sartre, en quelque sorte, tente de dégager quelque chose comme un projet, une existence humaine. La tentative est charmante. Pour ce faire, Sartre insiste sur la nécessité de penser la finalité de l’acte, où « les fins de l’activité humaine » « représentent le dépassement et le maintien du donné dans un acte qui va du présent vers l’avenir » (p. 99)… En d’autres termes, et si je grossis le trait, non seulement Sartre pense une totalité ouverte, mais il dégage les marges du corps humain, qui, s’il est inscrit dans du donné, travaille à le dépasser… Dans cette logique, les conditions de dépassement, l’idée même de dépasser le donné, font partie du donné, à mon avis, c’est-à-dire que le corps humain n’en finit pas de longer le précipice où la totalisation l’avalerait de toutes façons, mais ça n’a pas l’air de le tracasser plus que ça… Sartre ne fait pas seulement que décrire « le mouvement dialectique qui explique l’acte par sa signification terminale à partir de ses conditions de départ » (p. 96), il appelle le corps humain à répondre à la convocation de se faire nom. Car qu’est-ce donc d’autre que ce corps dont la possibilité même de dépasser sa situation est avalée par cette situation, si ce n’est un mot, une lettre, un signe qui n’existe que parce qu’il se différentie, c’est-à-dire, donc, qu’il s’aliène à un signifiant paranoïaque et ventriloque ?

 

  Alors, un historien de la Philosophie entrerait maintenant dans le détail et regarderait plus attentivement de quoi une chose pareille est faite. Mais ici, on essaie d’avancer un peu, alors on se contente de recueillir les quelques éléments sur lesquels prendre appui afin de faire un pas de plus. Je me réjouis que n’entre pas dans ma tâche la volonté de résumer et d’épingler la pensée des autres, mais plutôt celle d’en extraire les outils qui peuvent venir nourrir nos expériences… Au détour d’une page, Sartre note à quel point « la forme actuelle du langage est peu propre à restituer » cette « unité pluridimensionnelle de l’acte » (p. 74). Il insiste : « C’est pourtant avec ces mauvais moyens et ces mauvaises habitudes qu’il nous faut essayer de rendre l’unité complexe et polyvalente de ces facettes, comme loi dialectique de leurs correspondances (c’est-à-dire des liaisons de chacune à chacune et de chacune avec toutes). » (Ibid.). Nous pensons ici que, précisément, le problème se situe là, dans cet usage du langage. Nous pensons que ce que Sartre décrit, c’est une parade pour tenter d’échapper aux effectuations de cet usage-ci du langage tout en maintenant cet usage et c’est fait pour nous faire dire que c’est quand même peine perdue…

 

  On a décrit maintes fois tant l’inefficience que la cruauté absurde de cet usage du langage, assez pour que je ne crois pas utile de m’y exercer une fois de plus. Ce n’est pas que l’on vienne en opposition avec le structuralisme, la chose est plus… comme on dit, chirurgicale que cela… C’est qu’on conteste le maintien et d’une totalité, même ouverte, même en cours, et d’une finalité, c’est-à-dire de n’importe quel signifiant qui vient faire que le corps humain contracte une dette illimitée. Situer le donné pour lire ce qui va être appelé « l’événement » ou « l’acte », on ne m’ôtera pas de l’idée que ça n’est pas autre chose que paranoïaque. Je veux dire, l’hypothèse de la totalité, l’hypothèse de la finalité, sont des a priori, et finissent, comme n’importe quel a priori, même lus dans un mouvement dialectique, ou quelque parade qu’on sorte de son chapeau, par tordre et délirer le donné. Ou plutôt, ce ne sont pas des a priori, pour être précis, mais des fonctions d’a priori, bon… Alors il y a plusieurs choses qui se confondent ici et qu’il nous faut quand même démêler : « l’acte » ou « l’événement » et la lecture de « l’acte » ou de « l’événement », c’est-à-dire l’effectuation et la lecture de l’effectuation. La lecture de l’effectuation, on a vu la dernière fois en observant la méthode archéologique, qu’on ne gagne rien à la submergée dans une surinterprétation paranoïaque, que pour lire l’effectuation, on doit admettre non seulement la contrariété, mais aussi cette chose qui veut qu’on n’atteint pas un seuil où on s’y retrouve tout à fait. Quant à l’effectuation, elle se fait, aussi, par l’usage du langage… alors inscrit dans des mécanismes différentiels de langage, oui le dépassement est avalé par la situation, oui on n’obtient jamais le quitus du signifiant, on porte la dette de la parole de l’autre, du bruit du monde, etc…

 

  Pour Sartre, non seulement le corps humain est débordé par la signification de ses actes : « Un système c’est un homme aliéné qui veut dépasser son aliénation et s’empêtre dans des mots aliénés, c’est une prise de conscience qui se trouve déviée par ses propres instruments et que la culture transforme en Weltanschauung particulière. Et c’est en même temps une lutte de la pensée contre ses instruments sociaux, un effort pour les diriger, pour les vider de leur trop-plein, pour les astreindre à n’exprimer qu’elle. » (p. 76), mais encore, en se situant dans le signifiant, la possibilité même de ses actes se vide : « Par la raison que chaque comportement d’un groupe dévoilé dépasse le comportement du groupe adverse, se modifie par tactique en fonction de celui-ci et, en conséquence, modifie les structures du groupe lui-même, l’événement, dans sa pleine réalité concrète, est l’unité organisée d’une pluralité d’oppositions qui se dépassent réciproquement. » (p. 83). Je ne sais pas si vous pressentez la cruauté d’une chose pareille… Non seulement le donné structurel sur lequel le corps humain prend appui s’affaisse en avalant la possibilité, l’idée même de le dépasser qui se fait sécrétion signifiante, mais même disparaît dans le dépassement de l’autre. En d’autres termes, la finalité de l’acte lui explose à la tête quand la possibilité lui est soustraite des mains. Plutôt qu’une pluralité d’oppositions, en maintenant totalisation et finalité, en maintenant l’usage différentiel du langage, Sartre les condamne à l’évanouissement. Mais il se trouve que pour nous, « l’acte » ou « l’événement » n’est pas, ne peut pas être une séquence qui court d’un point à un autre. En cela, d’ailleurs, on ne fait que… court-circuiter ?... la logique structuraliste… Notre travail ici, c’est bien de s’attaquer à cet usage du langage pour dégager, « démaudire », l’effectuation. Alors ce n’est pas difficile, Sartre ponctue un mouvement de sa réflexion ainsi : « Mais si l’Histoire m’échappe cela ne vient pas de ce que je ne la fais pas : cela vient de ce que l’autre la fait aussi. » (p. 61). Il se trouve que le désaccord dédifférentiel veut que l’effectuation de l’autre n’atteint jamais un niveau où elle se ferait nom, nom qui viendrait demander des comptes. En d’autres termes, il n’y a pas un autre précis qui fait autrement la même Histoire que nous – le désaccord incise ici –, il y a prolifération d’effectuations qui courent sans connaître ni soi ni l’autre ni l’Histoire.

 


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