Un dimanche de 1898, en Sologne, Stéphanie et Caroline Tatin, tenancières du restaurant de la Motte-Beuvron, préparent un repas pour l’ouverture de la chasse. Dans la précipitation, Stéphanie, l’aînée, met au four une tarte aux pommes en oubliant la pâte. Suite à quoi, elle la rajoute par-dessus les pommes. Une autre version nous dit que la tarte aurait été malencontreusement renversée et que les deux sœurs décidèrent, dans l’urgence, de la servir telle quelle. Enfin, on dit encore que la tarte ayant brûlé, l’une des sœurs aurait pris l’initiative de conserver les pommes caramélisées et de les recouvrir de pâte afin qu’elles ne brûlent pas davantage une fois remises au four. Dans tous les cas, ce fut un grand succès auprès des chasseurs. Cette tarte désormais légendaire, est à la carte des plus grands restaurants sous le nom de ces deux cuisinières, étourdies certes, mais audacieuses et inventives.
La recette de la tarte Tatin illustre à sa façon un certain darwinisme social et économique lui-même issus en droite ligne de la théorie darwinienne de l’évolution des espèces. Évolution dont le hasard, la providence, les divers concours de circonstances, les mutations et accidents génétiques de toutes natures sont parmi les composantes essentielles. Or aujourd’hui, et dès la plus petite enfance, on formate, on dresse, on éduque à grand renfort d’outils novateurs, de méthodes révolutionnaires, de programmes informatiques et autres tablettes numériques. Autant de moules et de carcans technologiques d’où sortent des esprits et des pensées de plus en plus standardisés. À tous les niveaux de la société moderne, le hasard n’a plus droit de cité. N’est-il pas déjà en voie d’extinction ? Que ce soit au sein des institutions, des ateliers ou tout simplement dans la rue, l’imprévu, l’impondérable, l’inédit et jusqu’aux caprices de la météo ; tout doit être désormais et autant que possible sous contrôle, prévisible et quantifiable.
Les nouveaux outils numériques qui depuis une vingtaine d’années se sont largement répandus au sein de la population, ont pour une grande part contribué à l’appauvrissement langagier, orthographique et plus largement culturel d’une certaine génération. Pas plus tard qu’hier soir, j’entendais au journal le présentateur annoncer un reportage sur les nouveaux moyens numériques mis à la disposition des enseignants et des élèves. Moyens qui permettaient à ces derniers d’apprendre plus vite. Plus vite sans doute. Mais apprendront-ils pour autant mieux ? Plus vite ! La connaissance est-elle à ce point tributaire de la vitesse d’apprentissage ? Plus vite ! C’est dire à quel point compétition et compétitivité ont contaminé jusqu’aux racines mêmes de nos sociétés. Compétition qui pousse chaque parent à souhaiter secrètement que sa progéniture soit plus intelligente que celle du voisin. On investi sur ses enfants comme sur une valeur refuge. On guette la petite phrase, le mot nouveau appris plus vite que tous les autres bambins. On guette le petit signe annonciateur du futur génie des sciences ou de la finance.
Mais le génie et ses découvertes relèvent bien davantage du hasard, de l’intuition et de la créativité qui n’ont en l’espèce, pas grand-chose à voir avec la tradition, le formatage et la leçon apprise par cœur par un petit singe savant. Pas davantage avec la standardisation, le contrôle et la normalisation des savoirs. Encore moins est-il tributaire de quelque forme de rentabilité ou compétition économique et mercantile.
Comme toute forme d’aliment, les nourritures spirituelles obéissent aux mêmes lois de la digestion que les nourritures corporelles. Elles ne sont pareillement profitables que dans la mesure où elles sont à la fois consistantes mais aussi, bien ingérées. Rien à voir avec cette boulimie contemporaine où les connaissances superficielles s’ingurgitent les unes après les autres à la vitesse du Haut-Débit ; où l’information succède à l’information dans un flot ininterrompu ; le tout entretenant une espèce d’anesthésie intellectuelle faite d’un trop plein de sensations. Aussi, les vertus de la dégustation et de la « mastication intellectuelle » ne sont-elles plus à démontrer. Or, aujourd’hui, le nourrissage de nos chères têtes blondes s’apparente de plus en plus au gavage des oies. Des oies qui auront tôt fait d’oublier ce qu’elles auront de la sorte ingurgité en quantité, faute d’une « mastication » à la fois lente et méthodique, préalable à toute bonne digestion.
Depuis quelques années d’ailleurs, on voit poindre au travers d’une génération de trentenaires les formes frelatées d’une éducation désormais largement tributaire des impératifs économiques, industriels et des exigences des marchés. On constate tous les jours au cœur de la fourmilière une incapacité grandissante de la part des « cerveaux » à faire preuve d’imagination et de réelle innovation. Contrairement à la cuisine des sœurs Tatin, la standardisation des process, la division du travail, la hiérarchisation et le cloisonnement des différents services au sein d’une même entreprise interdisent toute forme d’inventivité. Point de créativité possible en dehors des sentiers battus par les programmes informatiques, les études de marché et les cahiers des charges. Au sein des ateliers, le moindre imprévu, le moindre écart, le plus petit problème inédit sème la confusion comme un virus dans un programme. On doit dans tous les cas s’en tenir aux normes et ne pas improviser de solution qui ne réponde pas à des critères préalablement établis et validés par l’expérience. Aussi, autant d’opportunités offertes à la découverte et à l’invention sont-elles aussitôt tuées dans l’œuf faute d’audace, d’initiative et d’esprit d’aventure.
Au cœur de la crise, la standardisation des process est une forme d’eugénisme industriel où la « sélection des espèces technologiques les plus aptes » se fait sur la base de critères et de programmes préétablis. Tout ce qui ne rentre pas dans le moule est aussitôt invalidé et écarté. Par le biais des prothèses numériques et technologiques de plus en plus sophistiquées, il est fait de moins en moins de place à l’imagination et à la créativité. Elles sont pourtant les ressorts de l’évolution industrielle. Par souci de rentabilité économique et financière, la standardisation – qui n’est ni plus ni moins qu’un clonage comme un autre – scelle le sort des industries qui s’en réclament et les condamne à l’extinction.
Une ouvrière avec laquelle j’ai travaillé aujourd’hui me racontait l’émerveillement de ses enfants quand son mari et elle ont eu l’idée de leur fabriquer des cerfs-volants en guise de distraction. Originaire d’une famille modeste de Madagascar, elle avait durant son enfance dépourvue eu maintes fois l’occasion de se livrer à cette activité. Les cerfs-volants n’avaient plus de secret pour elle. À cette idée, la première pensée des enfants fut d’aller acheter les énigmatiques cerfs-volants chez le marchand. Quand leurs parents leur expliquèrent qu’ils allaient les fabriquer ensemble, ils parurent incrédules. Ce n’est que lorsqu’ils les virent prendre forme et voler enfin comme par magie qu’ils durent se rendre à l’évidence.
Qui aujourd’hui sait encore faire un cerf-volant, un moulin sur un ruisseau ou un bateau ? Plus la technologie progresse et plus nous nous atrophions. Est-ce là la voie de l’évolution de l’espèce humaine, ou bien celle de notre extinction prochaine ? La technologie est-elle dans l’ordre darwinien des choses ; une mutation supplémentaire de la vie organique comme un prolongement ? Une déformation qui, imperceptiblement au travers de nos prothèses mécaniques et corporelles, numériques et spirituelles succèdera en lieux et place à nos vieux corps de chair et de sang. Lente métamorphose qui nous fera sortir de nos chrysalides de peau morte pour passer de la sorte à une autre dimension. Où bien sont-ce les dernières formes d’une civilisation sinon d’une espèce parvenue à son apogée et qui n’a d’autre alternative que de céder la place ? Une espèce en fin de vie, désormais condamnée à se copier elle-même, contrainte à la répétition comme un disque rayé qui n’en finit pas de finir.
Il est aujourd’hui des écoles et des formations très sérieuses pour apprendre à devenir écrivain, romancier... Demain peut-être, si la poésie fait vendre à nouveau des livres, verrons-nous fleurir des écoles de poésie d’où sortirons des poètes diplômés à la chaîne et des vers au kilomètre. Ce jour là sera véritablement le début de la fin. La fin des cerfs-volants ; la fin des tartes Tatin et des génies à barbe blanche.
Sébastien Junca