Il y a un an, un ami au goût sûr m'a mis dans les mains un petit livre traduit de l'albanais : Petit journal de bord des frontières. L'auteur, Gazmend Kapllani, y alternait entre le récit de sa fuite d'Albanie (la télé italienne qu'on matait en cachette, les chimères de l'Occident, puis les passeurs, les policiers grecs, la cohabitation entre candidats à l'exil, les centres de rétention...) et de courtes chroniques, légères et sans fard, sur les vicissitudes du « métier d'immigré ».
J'étais persuadé d'en avoir causé ici, tant le livre est bon, et je m'aperçois que non.
Qu'à cela ne tienne, l'occasion m'est donnée de me rattraper ! Car Kapllani récidive avec un livre au titre parfait - Je m'appelle Europe - et en reprenant le procédé qui fonctionnait si bien.
L'histoire centrale, c'est celle, de son installation en Grèce : les premières nuits dans un cinéma porno, les premières mains qui se tendent et les portes qui se ferment, les boulots successifs, et la rencontre inopinée avec Europe, qui sera son premier amour grec. Elle est entrecoupée d'une dizaine de courts récits d'immigrés, comme un écho pour mieux faire mesurer au lecteur que l'histoire qu'il lit est à la fois celle d'un seul homme et de millions d'autres, qui tentent simplement de se faire accepter quelque part.
Je m'empresse d'ajouter qu'on aurait tort d'y voir un livre sur l'immigration (ne mens pas, tu y as pensé). Je m'appelle Europe est bien plus qu'un récit d'immigré ; c'est une histoire d'amour. Une histoire d'amour contrariée avec la Grèce et avec Europe, entre passion et frustrations, progression et malentendus. C'est Roméo tentant de séduire Juliette contre l'avis de toute la société athénienne. Sauf qu'on y rit plus que dans la pièce de Shakespeare, et que ça se finit (un peu) mieux.
Et comme toute histoire d'amour, celle-là est universelle. L'Albanais du livre, c'est l'Afghan qui squatte dans le square près de chez nous, c'est le Maghrébin du Franprix - c'est l'étranger qu'on range d'abord dans une case quand on le croise ("c'est un Arabe") avant de considérer s'il a le nez gros ou fin, l'air avenant ou le regard perdu. Lire Kapllani, c'est dire merde pour un moment aux pensées toutes faites et aux statistiques serinées au JT, ne plus penser en pourcentages et autres quotas pour regarder les hommes qui se cachent derrière. C'est être un peu plus humain soi-même, du coup, même si le quotidien revient vite.
En lisant le livre, j'ai repensé à cette phrase d'Henry Miller : "A quoi servent les livres s'ils ne ramènent pas vers la vie, s'ils ne parviennent pas à nous y faire boire avec plus d'avidité ?"
J'ai repensé aussi aux réactions entendues lors de la sortie de "Ba.-ba". Mais j'en parlerai une autre fois, je suis déjà trop long - et vous, vous avez un livre à lire.
Kalispera.
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PS - Je m'appelle Europe est une histoire d'amour, oui - avec la langue. C'est le premier livre que l'auteur écrit en Grec, et la réflexion sur le langage traverse tout le livre. Le genre de sujet qui d'ordinaire m'emmerde souverainement, toujours ou presque évoqué avec un lyrisme pompeux. Kapllani, lui, sait rester concret - des premiers mots entendus dans la rue qu'on essaie de répéter jusqu'à la maîtrise de la langue en société, et des jurons et autres malakas. Il sait aussi résumer en quelques paragraphes ce qu'un autre (vous avez lu Vassilis Alexakis?) écrirait en trois livres :
« Tu ne peux jamais considérer [la langue] comme acquise : tu ne l'as pas reçue en héritage, c'est toi qui t'es lancé à s conquête. Tu l'observes et tu l'observes sns discontinuer, mais tu ne la posséderas jamais aussi intimement que ta langue maternelle. Cette légère insécurité que tu ressens parfos en écrivant t'est néanmoins bénéfique parce qu'elle agit sur ton adrénaline. La relation à la langue maternelle renferme toujours une part de routine et de pesanteur. Cela n'arrive jamais avec une langue étrangère, car elle procure un sentiment de légèreté et de liberté, l'envie de jouer et de conquérir. » (G. Kapllani, Je m'appelle Europe, éd. Intervalles - p. 147)