Yves Charnet, La tristesse durera toujours

Publié le 23 juin 2013 par Angèle Paoli
Yves Charnet, La tristesse durera toujours,
La Table Ronde, 2013.


Lecture d’Angèle Paoli

« chacun sa messe » | « chacun sa plaie ouverte » | « chacun ses chansons » | « chacun ses cartes » | « chacun sa chute » | « chacun sa course contre la vie » | « chacun son carnet » | « chacun sa médecine » | « chacun sa façon de marcher » | « chacun son ruban volé » | « chacun sa maladie d’amour » | « chacun ses fidélités » | « chacun son Alsacienne » | « chacun son innommable » | «chacun sa diagonale du fou » | « chacun sa cérémonie des adieux » | « chacun ses hantises » | « chacun son madrigal triste ». À chacun ses souvenirs. Ceux d’Yves Charnet sont solidement ancrés dans le XXe siècle. La vie défile avec ses chansons inoubliables et ses titres de films. Ses émissions télévisées du dimanche soir. Avec les noms de ceux qui ont façonné une histoire, une sensibilité, une personnalité. Auteurs, acteurs, chanteurs, metteurs en scène et critiques de cinéma. Ainsi s’écrit le « presque » livre, avec ses « phrases fétiches », ses « citations-totems » qui ponctuent l’écriture, arriment les souvenirs et les situations à quelques rengaines qui demeurent à jamais inscrits dans la mémoire. Manu-Manuréva, la chanson de Gainsbourg pour Alain Colas. Il en est ainsi du titre-totem choisi par Yves Charnet pour décliner les pages de sa vie.

Tout droit tiré du film À nos amours (1983), « La tristesse durera toujours » est une réplique que Maurice Pialat (qui incarne le rôle du père de Suzanne/ Sandrine Bonnaire) emprunte à Van Gogh : « Derniers mots » d’un grand peintre, « sur son lit de survie ». Cette réplique, qui habite l’auteur et s’infiltre sous les mots de manière obsessionnelle, donne son titre au récit. « J’écris un livre sur la tristesse », écrit-il encore ailleurs. Et, citant Michel Deguy, Yves Charnet ajoute : « L’incurable et générale tristesse », « Une tristesse abyssale par-dessus tout ça ». La tristesse de l’auteur et celle de son narrateur, celles de Vincent, de Benoît-Paul (le géniteur suicidé) et des autres. Notre tristesse aussi. Celles de Roland Barthes et de son Journal de deuil. La tristesse creuse son sillon à travers peau & poème, poursuit sa « diagonale du fou » d’un carnet rouge ― écho au classeur rouge de Thérèse Charnet, la mère d’Yves ― à un carnet noir. Récit autobiographique d’un « endeuillé définitif », La tristesse durera toujours trouve son origine dans l’enfance, dans l’histoire de la mère et de son amour unique, dans la relation d’exclusive qui unit Thérèse Charnet à son fils, dans la bâtardise du fils. Seule la passion lumineuse de Madame G. pour Yves et d’Yves pour l’ange de La Charité-sur-Loire sauve l’enfant de Nevers de l’« enfermaman ». C’est le temps « des extases », du rituel savoureux des dimanches à La Charité-sur-Loire ; le temps des glycines et des gourmandises, petits fours et griottes, des menus cadeaux furtivement offerts au jeune garçon. C’est le temps éternel de la « Promesse de l’aube », ses parfums et ce goût de soie de la peau de Madame G.

« J’aimais tant la peau de Madame G.
D’un si puissant amour ».

Madame G., la Madame Ginoux d’Y. C.

De la perte de ces bonheurs d’enfance, le narrateur ne se remettra jamais. Pas davantage de celle de sa jeunesse, marquée par le rêve lié aux années Mitterrand. Il ne se remettra pas non plus des drames de la vie courante, ― l’échec de son mariage avec Marie-Pierre suivi d’un divorce [en 2009] ― la disparition des êtres aimés : celle d’Alain Colas de Nevers, celle du « Fou chantant », celle de Maurice Pialat. Qui, à défaut de donner son titre à l’ouvrage, le donne à la seconde partie de l’ouvrage : « Maurice Pialat est mort » [en 2003].

« Je commence un nouveau carnet. Un carnet noir. Trenet Charles est mort. Fin février 2001… Charles Trenet est mort. “Douce France”. L’enfance a fait boule. Dans mon ventre. Le chagrin m’est remonté. Coup de poing dans la gorge », confie l’auteur dans la première partie du livre : « Un type seul, en terrasse ».

Celle de sa mère. Celle de Madame G. surtout.

« J’aimais Madame G. corps & âme. Désir censuré, chagrin interminable. Je ne savais pas encore que c’est avec ça qu’on fait les livres. Le désir, le chagrin ; le manque, la perte. »

C’est tout juste s’il se remet de son « année blanche », une année passée dans le refus d’être et d’agir. De travailler, de parler et d’écrire. Une année pour rien. « Ma vie sans moi ». Octobre 2007, septembre 2008. Puis, Rachida de l’Estaque est arrivée.

De carnet en carnet où les souvenirs s’érigent en barricades se construit un parapet de mots, sorte de garde-fou sur lequel prendre appui au plus fort du désespoir et du chagrin. L’écriture comme refuge. Avec ses inventions : mots-valises forgés par le « mélancolyrique », néologismes ― « dénaître », « dérêvé » ―, jeux sur les mots par contamination ― « momie / emmaillotée / mourrisson » ou par inversions ― envers/Nevers/revers ― sont autant de points d’appui sur lesquels poser les pierres d’une « automythologie ». Avec un goût prononcé pour ce qui pourrait s’apparenter à des doublets : langage / tangage ; vestige / vertige ; magique / tragique ; Blanqui/ blanquette ; défauts / défailles ; lâchage / lynchage ; père / repaire ; postiche / pastiches ; palpable / palpitante ; tours / détours ; génocides / géocide… Sans oublier les forgeries que le nom de Charnet fait surgir sous la langue et que l’auteur décline, infatigablement : Charnet / chanter / acharnement / charmée…

C’est avec ce matériau-là, cet à-vif qui traverse le temps ― 1998 à 2012 ― et l’espace ― de Nevers à Toulouse, entre Paris & Nevers, entre Nevers & Tulle, de Toulouse à La Charité-sur-Loire, de La Charité-sur-Loire à La Vieille Charité de Marseille  ―, avec des trous, des absences et des blancs, que le livre se fait. Une autofiction en « gris mineur », qui tient tout l’homme entre les lignes, sous la pâte des mots. Un récit de l’intime parce qu’« il n’y a ―  comme le dit Blaise Cendrars ― qu’une littérature » : « celle de cet homme qui écrit, de cet Autre qui écrit ». Davantage auto que fiction, même si Charnet se définit comme « un autobiographe du dimanche ». Et que, face à Michel Leiris, « le Patron, le Boss de l’autoportrait », il n’est qu’un « petit toucheur ».

Avec l’écriture chevillée au corps et à l’âme s’écrit La tristesse durera toujours. Constituée de phrases brèves (selon Rachida), l’écriture est vive et charnelle, qui draine le « presque livre » d’un bout à l’autre, emportant le lecteur dans un rythme et une émotion qui submergent. Jusque dans les « limites du lyrisme ».

« Depuis la détresse originaire. Je reste ce nourrisson. Perdu dans un corps d’homme obèse. Je reste ce bébé qui cherche. Quoi. Je reste ce bébé perdu. Ce bébé merdu. C’est comme ça. Un homme. »

Reprenant le Journal de deuil de Roland Barthes, Yves Charnet interroge : « Qui sait ? Peut-être un peu d’or dans ces mots ? » Assurément. De l’or coule dans ces pages. Un or qui vogue entre les larmes. Bouleversante beauté convulsive de La tristesse durera toujours. Magnifique.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli





■ Yves Charnet
sur Terres de femmes

10 juin 2012 | Yves Charnet, La tristesse durera toujours (extrait)
Difficile séjour
→ 14 juillet 1997 | Yves Charnet, Notes fantômes (inédit)

■ Voir aussi ▼

→ (sur remue.net) Yves Charnet, La tristesse durera toujours, une lecture de Sébastien Rongier
→ (sur le site des Éditions de La Table Ronde) la fiche de l'éditeur sur La tristesse durera toujours (+ extraits)



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