KATYN. - J'ai vu ce soir les corps tomber l'un après l'autre dans la fosse, après les balles tirées à bout portant dans chaque tête, et je revoyais le vieil homme dans sa mansarde de Maisons-Laffitte, à la fin des années 70, qui pleurait pendant que je lui lisais des pages de Nuits florentines.
Ensuite le film de Wajda m'a laissé comme abattu, physiquement lessivé, sans voix. Je savais pourtant à peu près tout de Katyn, et d'abord de vive voix par Czapski, avant même la lecture de ses livres; je savais que tout ce qui était raconté là s'était réellement passé. Je le savais par l'esprit, mais le cinéma parle au corps, les images parlent aux sens et aux nerfs, le matraquage est réel et le fait est qu'il m'a semblé vivre ce soir dans mon corps, tout bien assis dans mon fauteuil que je fusse, l'atroce fin de ces hommes massacrés l'un après l'autre par les sbires de Staline.
Je savais pour l'essentiel ce que signifiait le nom de Katyn et tout ce qui l'entourait, bien au-delà du seul charnier désigné par ce nom: notre cher Flop, sous le nom de Philip Seelen, en avril dernier, a pris la peine de rappeler les tenants et les aboutissants de la tragédie dans une longue lettre à l'adresse de l'écrivain français Bertrand Redonnet, établi aux marches orientales de la Pologne, que j'ai publiée sur mon blog. Je savais tout ce que, désormais, tout quidam soucieux d'en savoir plus sur cette "tragédie parmi d'autres" survenues entre 1939 et 1945: je connaissais le détail de la manipulation soviétique et l'opération de propagande longtemps entretenue en France et en Occident, visant à attribuer le massacre aux nazis. Je savais les circonstances de ce crime de masse occulté et comment, par exemple, le major-général du NKVD Vassili Mikhailovitch Blokhine en personne, vêtu d'un tablier de boucher et armé d'un pistolet allemand Walther PPK, avec l'aide de deux exécuteurs fameux, les frères Ivan et Vassili Jigarev, "traita" 7000 hommes en 28 nuits pendant que des millions de pères de famille soviétiques (présumée bons) crevaient sur le front de la même mort que des millions de pères de famille allemands (présumés méchants), et je revoyais Joseph Czapski, dont une partie de la vie avait été consacrée à rétablir la vérité sur l'assassinat des 25.000 officiers et étudiants polonais assassinés par les Soviétiques, qui pleurait ce jour-là sur une page des Nuits florentines de Heinrich Heine que je lui lisais dans sa modeste soupente où voisinaient ses toiles récentes et les centaines de carnets reliés de son légendaire journal.
Les bras réunis autour de ses immenses jambes pliées, ses immenses mains jointes comme pour une prière, la voix haut perchée d'un vieil enfant, Czapski m'avait donc demandé de lui lire deux ou trois pages des Nuits florentinesque notre ami Dimitri aimait tant lui aussi et qu'il rééditerait des années plus tard, mais je ne me rappelle pas ce qui avait tant ému, ce jour-là, l'artiste octogénaire revenu de toutes les horreurs du XXe siècle - des bombardements de Varsovie où l'essentiel de son oeuvre avait été détruit, à la bataille de Monte Cassino où les Polonais avaient appris la forfaiture des Alliés les livrant à une nouvelle dictature. Je ne me souviens pas de la source de cette émotion si vive, mais celle-ci me rappelle, à l'instant, les mots que Varlam Chalamov consacre à la rosée du matin dont les perles scintillent au soleil, derrière les barbelés du goulag...
Un homme est trop fragile pour résister à une balle qu'on lui tire à bout portant dans la tête. Mais le même homme fragile est capable de résister à la violence par son art ou par ses larmes.
(Extrait d'un livre en chantier)
Pour mémoire: Katyn, d'Andrzej Wajda. Avec d'indispensable compléments, dont un entretien avec Wajda et le témoignage de Joseph Czapski. DVD Montparnasse.
Les livres de Joseph Czapski ont été publiés à L'Age d'Homme et chez Noir sur Blanc.