Quand tu as été à l’école au temps où on allait encore à la messe le
dimanche,
quand, pendant tes études au secondaire, tu devais étudier Villon,
Molière, Corneille, sans savoir que pendant ce temps Anne Hébert, Jacques
Ferron publiaient leurs premiers livres,
quand tu associais littérature et France et même quand tu as su qu’il y
avait des livres écrits par des auteurs de chez vous, c’était de la littérature
canadienne-française, même si on fêtait déjà le 24 juin,
Quand, enfin, en Belles-lettres, le professeur de français a suggéré Jacques
Godbout, Anne Hébert, Saint-Denys Garneau et même a osé parler de Gaston Miron,
c’est sûr que tu as commencé à penser qu’on pouvait écrire et publier ici aussi
au Québec.
Quand ton père a commencé à fréquenter éditeurs et auteurs, qu’il
revenait avec des livres de Marie-Claire Blais, Roch Carrier, Nicole Brossard,
Hélène Ouvrard, Rina Lasnier, Claire Martin, bien sûr tu feuilletais ces
créations en croyant t’y retrouver. Mais non, tu étais trop fortement ancrée,
enracinée, identifiée, étiquetée française, tu étudiais Sartre, Camus, tu
aimais croire que tu comprenais quelque chose à Ionesco, tu voulais marcher
dans les sentiers de Simone de Beauvoir, t’asseoir aux cafés parisiens, tu
aimais bien trop les expressions européennes, tu snobais et dénigrais les
tiennes, celles de tes compatriotes, sauf peut-être le 24 juin. C’est par les
Claude Léveillé, Claude Gauthier, Félix Leclerc, et plus tard, Gilles Vigneault
que tu es venue à aimer les mots de chez vous. Mais tu boudais toujours Michel
Tremblay tout en vénérant Anne Hébert.
Quand le féminisme t’est tombé dessus grâce à Louky Bersianik et son
Euguélionne, et t’a donné le goût de lire des livres écrits par des femmes, là
encore, tu t’es tournée plutôt vers la lecture des sœurs Groult, de Virginia
Woolf et même d’Anaïs Nin plutôt que de comprendre la poésie de Nicole
Brossard, les romans d’Andrée Maillet ou de Louise Maheux-Forcier.
Quand tu as eu les moyens de t’acheter des livres, tu as commencé par des
livres de poche, des Cesbron, des Bazin, mais évidemment, toujours pas de
livres québécois. Quand tu t’es dit que tu n’aurais pas assez d’une vie pour
lire tous les romans publiés, tu pensais aux romans américains ou russes que tu
venais de découvrir, mais surtout pas aux québécois.
Et peu à peu, bien longtemps après que tu aies quitté l’école, bien
longtemps après l’Expo de 1967 qui a ouvert les yeux de bien du monde sur le
monde, bien après quelques voyages dans ce pays de France tant admiré dans ta
jeunesse, tu as commencé à trouver la Québécoise en toi, à devenir fière de l’être,
fière d’être distincte, d’être francophone. Petit à petit, tu t’es réconciliée
avec ceux que tu snobais quelques années plus tôt. Tu as commencé à lire Michel
Tremblay, Claude Jasmin, Claire Martin, Victor Lévy Beaulieu, Francine
Ouellette, Francine Noël, Arlette Cousture. Tu as commencé à respecter ce que
tu étais et ce n’est pas parce que c’est québécois que c’est bon ou qu’il faut
que tu aimes. Tu ne finiras jamais les livres de Louis Hamelin ou de
Marie-Claire Blais malgré tous tes efforts, mais sans t’en vouloir pour autant.
Quand tu t’aperçois qu’il se publie au Québec de sacrés bons romans, quand
tu vas dans une librairie ou une bibliothèque et que tu vois les rayons des
livres québécois, quand tu ne suffis plus à te garder à flot des nouveautés, tu
te dis : « je n’aurai pas de toute une vie pour lire tout ce qui s’écrit ».
Et comme de ta vie, il en reste moins devant que derrière, tu délaisses presque
totalement les romans français, américains ou russes et tu te lances à corps
perdu dans la littérature québécoise parce qu’elle existe et qu’elle peut être
fière de sa qualité.
Aujourd’hui, 24 juin, fête nationale, je lis québécois. Et tous les
autres jours aussi.
(Illustration d'un livre que je devrais peut-être lire, empruntée au site de l'éditeur VLB)