Nous célébrons ces jours-ci le 50e anniversaire de mariage de mes parents. Pour l'occasion, j'ai donc écrit un petit texte, que je présente ici, en guise de cadeau d'anniversaire virtuel, puisque cet événement m'a appelé à réfléchir au temps qui passe et à ce qui se déroule autour de nous pendant que nous vivons notre vie.
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Quand on célèbre un anniversaire, on est toujours porté à réfléchir au temps qui passe. Pour moi, le passé, c'est comme un autre pays, c'est un endroit donné, bien réel, où parfois, il fait bon voyager, le temps de prendre des vacances du présent, ou de se souvenir de cet endroit, d’un moment précis.
Aujourd'hui, fin juin 2013, alors que nous célébrons le 50e anniversaire de mariage de Gigi et J.E., je vous invite donc à mettre de côté vos téléphones cellulaires, fermer momentanément votre page Facebook, oubliez l'essence à 1,38$ le litre, oubliez les difficultés au Cégep, oubliez le gouvernement conservateur que vous rêvez peut-être de remplacer par celui de Justin Trudeau. Oubliez que les Canadiens ont perdu en première ronde des séries, ne pensez plus au dernier film de Brad Pitt ou à la dernière série télé avec Claude Legault. Venez plutôt voyager avec moi, puisque je vous invite à m'accompagner quelques minutes pour des vacances, à une toute autre époque.
Vos bagages sont prêts, vous avez vos billets, vous êtes confortablement installés, alors merci de voler sur Air-50e, nous espérons que vous aurez un agréable séjour avec nous.
L'avion décolle et nous remontons lentement, en 2012, puis en 2010... Nous prenons de l'altitude, de la vitesse, nous survolons les États-Unis un moment, nous passons 1999, puis 95, j'oublie donc complètement que Barrack Obama existe, j'aperçois plutôt Bill Clinton, puis Ronald Reagan et Richard Nixon. Nous atteindrons bientôt notre destination, prière de ranger vos appareils électroniques, nous nous préparons pour l'atterrissage.
Bienvenu dans le passé. Au moment où cette visite débute, c'est John F. Kennedy qui est président des États-Unis, et il vient d'ailleurs de se battre pour faire admettre le premier noir de l'histoire dans une université américaine. À l'autre bout du monde, l'URSS est une puissance mondiale, et on installera dans les prochaines semaines, le célèbre téléphone rouge entre la Maison Blanche à Washington et le Kremlin à Moscou. En Europe, c'est Charles de Gaulle qui est le président de la France... mais il s'écoulera encore 4 ans avant qu'il ne dise « Vive le Québec libre » du balcon de l'hôtel de ville de Montréal. Car pour ce voyage, nous sommes en 1963, l'année où Gigi et J.E. se marient, et nous sommes le premier juillet.
En attendant de me rendre à l’église ce matin-là – puisqu’on se marie à 10h du matin – je m’arrête à la tabagie pour jeter un coup d’œil aux journaux. Lester B. Pearson a été élu Premier Ministre du Canada trois mois plus tôt, avec les Libéraux, et il s'agit d'un gouvernement minoritaire. Mais tout va bien, puisque Pearson deviendra majoritaire dans deux ans, avec à son bord un jeune député du nom de... Trudeau.
Au Québec, c'est la Commission Parent sur l'éducation qui vient de déposer son premier rapport. C'est un document fort important pour Jean-Eudes, qui, plongé dans sa journée de noces, ne le sait peut-être pas encore. Car ce rapport mènera à la création des CEGEP où J.E. passera la majorité de sa carrière d'enseignant dans les prochaines décennies.
Notre premier ministre du Québec, monsieur Jean Lesage, dépose d'ailleurs le projet de loi 60 créant... un Ministère de l'Éducation. Personnellement, je m'imagine mal un monde sans Ministre de l'Éducation. Contre qui les étudiants peuvent-ils manifester? J'ai l'impression que ce voyage m'a amené dans un bien drôle de monde. Quand Gigi et J.E. se marient, Martin Luther King est toujours vivant, et il n'a même pas encore lancé son discours «I have a dream », qu'il prononcera un peu plus tard cette année-là. En me rendant à l’église, je remarque que l’essence est à 36 cents le gallon (pour les plus jeunes parmi nous, ça veut dire environ 9 cents le litre).
À la tabagie, pour 75 cents, j’ai acheté l’Almanach du Peuple, dont la couverture est occupée par deux vedettes de l’heure: Paul Berval et Réal Giguère. J’y découvre que la population du Québec vient d’atteindre les 5 200 000 personnes, et que la semaine moyenne de travail est de 41 heures et demie pour un salaire hebdomadaire de 68,10$. J’y lis également qu’aux États-Unis, il y a moins de divorces depuis l’avènement de la télévision, qui resserre les liens familiaux.
L'année 1963 est une année charnière dans la vie de Gigi et J.E., le moment où ils entreprennent leur projet de vie commune, et il y a de l'excitation dans l'air chez les Morin et les Paré à Roberval. C'est aussi une grande année pour un groupe de jeune musiciens, dont les disques Please please me, I want to hold your hand et She loves you se classent à la première place des ventes au Royaume-Uni. Ils s'appellent les Beatles. C'est aussi l'année du premier 45 tours d'un nouveau groupe appelé les Rolling Stones et la première chanson d'un petit prodige de 12 ans du nom de Stevie Wonder.
Mais à Roberval, devant l'église St-Jean-de-Brébeuf, où attendent les invités et le curé Victor Simard, on préfère la chanson en français. C'est donc les voix de Dalida, d'Enrico Macias et Claude François, que j'entends à la radio, avec celles de Ginette Reno, Michel Louvain, Pierre Lalonde, Donald Lautrec et Michèle Richard. On commence aussi à parler de ce jeune chanteur qui a gagné le concours de la chanson canadienne l’an dernier, un nommé Jean-Pierre Ferland. Mais un des chanteurs les plus populaires est Charles Aznavour, avec des succès comme Les Comédiens, Il faut savoir, et Et Pourtant. Aznavour n'a pas encore mis les pieds à la Place des Arts, mais ce complexe de salles de spectacle ouvrira justement à l'automne prochain, à Montréal! On construit d'ailleurs beaucoup à Montréal, où les travaux de la Tour de la Bourse ont débuté, alors que l'on vient tout juste d'inaugurer la Place Ville-Marie.
Il se passe beaucoup de choses alors que Gigi et J.E. partent pour leur voyage de noces. Le mur de Berlin n'existe que depuis un an et demi, Pablo Picasso est en train de peindre sur la côte d'Azur, le roman La Planète des Singe vient juste de sortir, et c’est Fidel Castro qui gouverne Cuba, malgré un embargo économique imposé par les américains. Deux jours après le mariage de J.E. et Gigi, le ministre René Lévesque annonce une baisse des tarifs d'électricité pour les usagers d'Hydro Québec et les nouvelles mentionnent que la star française Brigitte Bardot militera désormais pour la cause animale. Et même si on n'en parle pas aux nouvelles, dans diverses familles, on célèbre des naissances; celle de Michael Jordan, de Christian Bégin, de Claude Legault, de Roch Voisine, Quentin Tarantino, Brad Pitt et Roy Dupuis.
J.E. et Gigi reviennent de leur voyage de noces, et s'installent rue Paradis. Le nouveau Pape, Paul VI, préside le concile Vatican II, dont on parle beaucoup. L'automne arrive, J.E. débute comme enseignant au Séminaire des Pères Maristes de Roberval, et une nouvelle saison de hockey commence dans la ligne nationale. On espère que les Canadiens feront mieux que l'an dernier, où ils ont terminé 3e de la ligue... sur les 6 équipes, et ont été éliminés dès la première ronde – 4 parties à une – par les Maple Leafs de Toronto. C'est Gordie Howe qui est le meilleur marqueur de la ligue, mais le meilleur compteur des Canadien, c'est évidement Henri Richard, alors que quelque part à Thurso, un jeune garçon appelé Guy Lafleur vient d'avoir 12 ans.
Une journée de septembre, en attendant le retour de J.E. et Gigi, je jette un œil à la télé, chez Cécile, en bas, avec Nénine. C'est Joël Denis et Pierre Lalonde qui animent « Jeunesse d'Aujourd'hui ». Joël Denis n'a pas encore chanté le Ya-Ya, qu'il sortira seulement l'année prochaine. J'écoute les premiers épisodes de deux nouvelles séries : Au-delà du Réel et Le Fugitif, et j'aime bien la nouvelle émission qui s'appelle le Zoo du Capitaine Bonhomme, mais Nénine préfère regarder le nouveau téléroman Septième Nord, avec Roland Chenail, Janine Sutto et Monique Miller. Moi, mon regard est surtout attiré par Astro le petit robot, un tout nouveau dessin animé.
Je ne le sais pas encore, mais ce voyage en 1963 va aussi être important pour moi, puisque cet automne-là, à la télé, débute une toute nouvelle série, avec un chien qui se balade d'une aventure à l'autre, et ça s'appelle « Le Vagabond ». Puis, en octobre, on annonce le décès d'Édith Piaf, un mois avant l'assassinat de John F. Kennedy à Dallas. Marilyn Monroe n'est pas morte depuis un an encore, c'est donc aussi une époque tourmentée, 1963. Marilyn me rappelle que tant qu'à visiter 63, je devrais me rendre au Cinéma Roberval, qui présente justement un film sorti quelques mois plus tôt avec un nouveau héros qui est un espion anglais, et ça a l'air vraiment bon, ce « James Bond contre Dr. No. ». C'est en programme double avec « Les oiseaux » d'Alfred Hitchcock. Devant le cinéma, il y a une grande affiche d'un film à venir intitulé Laurence d'Arabie et un article de journal qui parle de Sydney Poitier, qui a remporté l'Oscar du meilleur acteur quelques mois plus tôt.
En attendant d'aller voir mon programme double, je passe au magasin pour voir les nouveautés en bandes dessinées. Il y a un journal Pilote, avec un nouveau personnage qui s'appelle Achille Talon et une revue américaine annonce leur nouvelle série, The Avengers. Un jeune homme de l'âge de J.E., dans la vingtaine, achète deux nouvelles bandes dessinées: Astérix et les Goths et le dernier album de Tintin: Les Bijoux de la Castafiore.
C'est bien beau tout ça, mais ce qui me frappe le plus pendant ce voyage, c'est comment les choses ne vont pas trop vite, comment les revues datent de quelques semaines, et les films de quelques mois, comment c'est long de composer le numéro de téléphone de Ti-Louis Paré, à 7 chiffres, sur le téléphone à roulette de l'appartement de la rue Paradis, et qu'il ne puisse pas répondre quand il n'est pas là, sans parler de lui laisser un message! On ne peut même pas enregistrer un 33 tours sur une cassette, puisque le premier magnétophone à cassette sera lancé seulement dans quelques semaines. À ce moment-là, par contre, on pourra prendre des photos Polaroïd en couleur - donc prendre une photo couleur et en voir immédiatement le résultat!
Si l'information circulait plus vite – si nous avions alors accès à une sorte d'encyclopédie ou de bibliothèque mondiale, du bout des doigts – alors que s'achève l'année 63 et notre voyage, nous aurions pu savoir qu'un type nommé Douglas Engelbart venait tout juste d'inventer la souris informatique... alors que des universitaires présentaient un nouveau langage de programmation: le Basic. Nous aurions vu que la ville de New York avait démoli la gare Pennsylvanie pour faire place à un aréna: le Madison Square Garden. Nous aurions appris qu'une cosmonaute russe était devenue la première femme dans l'espace, et que celle qui serait la première québécoise dans l'espace, Julie Payette, venait de naître. Et tout ça, c'était bien sûr six ans avant que l'homme ne marche sur la Lune. Au début de l'hiver 63-64, Gigi, enceinte d'Hélène, ne le sait pas encore, mais quand Armstrong mettra les pieds sur la Lune, elle sera à deux mois d'accoucher... de Luce.
Il est maintenant temps de terminer ce court voyage, trop court, évidemment, comme tous les voyages. Bagages et billets en main, s'il vous plaît, nous espérons que vous avez fait une agréable visite avec Air-50e. L'avion décolle et nous revenons lentement, en 1965, puis en 67... Nous quittons la révolution tranquille, prière de prendre garde aux turbulences pendant que nous traversons la crise d'octobre. Nous prenons de l'altitude, assistons du ciel aux Jeux Olympiques que l'on peut voir alors que le Stade n'a pas encore de toit et que son mât n'est pas terminé. On prend de la vitesse, nous survolons les deux référendum sur la souveraineté et passons devant Jean Drapeau, Robert Bourassa, Jacques Boulanger et Lise Payette. Nous serons bientôt de retour chez nous en 2013, prière de ranger vos appareils électroniques et ne vous inquiétez pas, même si les choses ont beaucoup changées depuis notre départ de 1963, il est normal que les frères Castro gouvernent toujours Cuba malgré l’embargo américain… et que ce soit toujours la reine Élisabeth II qui règne en Angleterre.
Dans quelques instants, nous allons atterrir à l'aéroport Trudeau, à quelques pas de chez Gigi et J.E. Pendant que l’avion rejoint le terminal, je vous invite à méditer qu'en 63, J.E. et Gigi se sont promis que leur amour durerait pour toujours. Et que depuis, cet amour a vu passer plus de 20 premiers ministres et 5 papes, a été témoin de la création de plus de 30 pays, il a vu naître et mourir la princesse Diana, a vu la chute du mur de Berlin, et a duré plus longtemps que toute la vie de Shakespeare... Peu de gens peuvent en dire autant.
Merci d'avoir voyagé avec nous.
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