GENRE DESCHIENS. - L’imagination « sociologique » des écrivains francophones est assez pauvre, et notamment en Suisse romande. J’entends par là que rares sont les auteurs qui traduisent, par leur observation, les faits et les mouvements significatifs qui « travaillent » nos sociétés en mutation, ou qui captent les faits de langage caractéristiques de ces changements, comme sait les ressaisir un Michel Houellebecq.
Or, avec plusieurs romans et autres recueils de nouvelles, Antonin Moeri a bel et bien montré cette capacité, corsée par un sens du comique, du grotesque ou de la dérision qui font merveille dans son dernier recueil, Tam-Tam d'Eden, savoureux en diable et ressaisissant un climat « classe moyenne » typique de la nouvelle société consommatrice qui positive. La chose est d’autant plus cocasse que ces nouvelles se passent, pour majorité, dans un bourg de la riviera lémanique chère au vieux Ramuz, qui souffrirait sans doute de voir à quel point le village planétaire a colonisé nos vénérables rivages vignerons où se pointent informaticiens névrosés et négresses pétant de santé…
L'idéal poétique du compère Tonio est en somme un ange de Reiser dont les couilles dépassent du caleçon. Le rire de ce drôle de type explose et se ravale à la fois comme un remords nerveux, et cela m'intéresse autant que l'angélisme drolatique et contrarié d'un Thomas Bernhard ou d'un Ulrich Seidl, ces deux terreurs sensibles. Un jour Tonio fera un malheur, mais il faudrait qu'il se détende et soit plus naturellement vache. Il se force encore un peu mais sans se lâcher. Il n'ose pas se montrer vraiment méchant comme les vraies bonnes gens, style Patty Highsmith ou Pierre Desproges. Il reste encore trop lettreux mimétique, imitateur et non médium,sans laisser ses personnages parler vraiment comme ils parlent. Patience: ça viendra s'il est plus attentif, et notamment à ce qui vibre et lancine dans le rire de Jackie, sa moitié jurassique en charge quotidienne de gens en fin de vie. Lui manque encore la basse continue de l'émotion, et s'il a un réel sens du comique, le tragique ne filtre pas vraiment.
STORY. - Martin Suter est au roman suisse à succès ce que Roger Federer est au tennis mondial : il réussit. Avec de vraies prouesses romanesques, à commencer par Small World, étonnante plongée dans le dédale de la maladie d’Alzheimer, et des récits d’époque habilement ficelés, abordant à chaque fois des thèmes intéressants au fil de stories crédibles.
Storyteller : c’est l’auteur nouveau qui séduit sans faire forcément la pute, ce qu’un certain milieu littéraire a de la peine à avaler, qui rêve de réussite « pure ». À cet égard, Le cuisinier joue sur un velours tout de même équivoque : la passion des gens pour la cuisine, et en l’occurrence corsée de pouvoirs aphrodisiaques, et la mauvaise conscience des Suisses par rapport aux immigrés, en l’occurrence Tamouls. Résultat ? Une excellente story, fine et sensible, bien documentée sur les milieux traversés, propre en ordre comme un match de « rodgère », le top de la compétence, mais c’est ailleurs qu’on ira chercher les failles et les vertiges qui font la grande littérature.
(Extrait d'un livre en chantier)