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Laure Limongi, Soliste

Publié le 03 juillet 2013 par Angèle Paoli
Laure Limongi, Soliste,
éditions inculte, Collection inculte roman, 2013.


Lecture d’Angèle Paoli


LA PARTITA EN GRIS MINEUR D’UNE ROMANCIÈRE VIRTUOSE

  Ce pourrait être un thriller à trois tons. Noir/gris/jaune. Quelques lignes à peine dessinent la géométrie de l’espace, enserrant le visage d’un homme, entre courbes et obliques. Un regard inquiétant perce et fouille. Droit devant. La première de couverture est signée Yann Legendre. C’est la griffe d’un jeune graphiste.

Qui est l’homme au regard perçant ? Glenn Gould, peut-être, puisque son nom apparait dès l’exergue, tirée d’un ouvrage du pianiste : Le Dernier Puritain. Profession ? Soliste. Sans indice complémentaire. Une ébauche, une esquisse. Un tracé qui suffit à donner son titre au roman de Laure Limongi. Soliste. Seulement une part du pianiste, de son étrangeté? Seulement une silhouette ? Il faut s’immerger dans le récit pour la suivre. Pour tenter de cerner la question qui l’accompagne. Est-ce bien de Glenn Gould qu’il s’agit ? De sa personne — décédée en 1982 — ou de son sosie ? Et si ce n’est lui, qui est cet étrange personnage qui se présente, chaque jour à 8 heures 10, été comme hiver, au bar de la jolie serveuse ? Le « pardessus habité » (clin d’œil au « vieux carrick » de Balzac dans Le Colonel Chabert ?) lui ressemble à s’y méprendre. Jusque dans ses moindres gestes, jusque dans ses tics vestimentaires, jusque dans ses obsessions et ses silences, rythmés par le tapotement régulier des doigts sur le zinc ou la « cadence savante » de la jambe « qui tremble sur le barreau ». Pourtant, il semble que le récit soit construit autour de la disparition du pianiste, survenue au lendemain de l’enregistrement de 1981.

« Je trouvais donc très adéquat de disparaître non pas après les avoir jouées mais après les avoir rejouées. La première fois, j’avais la fougue ou plutôt l’empressement de la jeunesse. Je refusais les reprises et le moindre liant. On a loué ma virtuosité technique et cette manière que j’avais de traiter le piano en clavecin. De transcender le clavier. À la veille de ma disparition, j’ai appris la lenteur et la beauté de la contemplation. »

Autour de ce client singulier, la vie suit son cours. Avec Mizette, la jolie serveuse qui l’observe à la dérobée depuis « sa barre de capitaine », sans oser l’aborder. Avec le vieux René, qui raconte toujours un peu les mêmes histoires, avec variantes malgré tout. Il y a Ève, la coiffeuse volubile, qui philosophe sur la vie, interroge, enchaîne questions et réponses, invective et tranche, dans la fougue d’une logorrhée délicieusement saturée de clichés, à travers laquelle toute une génération peut se reconnaître :

« Tu sais qu’avec mon mari, on s’est rencontrés chez les cocos. Il me semble que ça fait des siècles. C’était pendant une Fête de l’Huma. Il y a eu un orage mémorable. Les plus beaux éclairs de ma vie se reflétaient dans les sourires. On était jeunes, on était beaux et l’horizon, devant nous, s’affirmait, rose. Bien sûr, c’était pas parfait, mais y avait de la joie. J’ai jamais eu le couteau entre les dents. Evidemment que l’abolition des classes ça fait un peu sourire aujourd’hui… Mais je me souviens d’une énergie de partage. Celle avec laquelle tu peux soulever des montagnes… » (p. 70)

Il y a le supposé amant de la pharmacienne (figure absente), Frédéric, étudiant passionné par les figures de grands faussaires de l’histoire — Elmyr de Hory, Clifford Irving, Han van Meegeren. Frédéric, que le soliste fascine et qui tente une approche à laquelle le pianiste, importuné, se dérobe

« Vous êtes passé à la radio locale, peut-être ? J’y ai animé une émission culturelle, un temps.

Le pianiste grommelle indistinctement. Votre jeu, vraiment. Ce phrasé, cette vision. J’ai trouvé, ça y est. Vous jouez cette sonate comme Sviatoslav Richter. Il reste interloqué. Provocation ? Il regarde son reflet dans le Steinway rutilant. Quelque chose en lui comprend pourquoi l’importun ne le reconnaît pas, même si cela défie toute logique… » (p. 49)

Il y a enfin un certain Thomas, Thomas Marcé, doux rêveur et grand amateur d’animaux, qui se dit plus attaché à son chien Nicky (du même nom que le chien de Gould) qu’à ses semblables. Un personnage insolite que Mizette semble avoir connu, jadis, dans la cour de l’école. Tout ce petit monde prend la parole à son tour et prête sa voix au récit. Un récit polyphonique qui joue sur les variations de langage, de rythmes et d’intonations.

Variations ? C’est en effet sur le motif de la variation musicale qu’est construit le récit de Laure Limongi. Ni tout à fait thriller ni tout à fait fiction ni tout à fait biographie — mais tout cela habilement mêlé — , Soliste est une composition structurée selon le modèle des Variations Goldberg de Bach. Œuvre musicale « sans début ni fin », le récit de Laure Limongi est orchestré autour du personnage éminemment romanesque de Glenn Gould. Introduites par l’aria d’ouverture (intitulée « 8h10 »), les trente variations de Soliste s’enchevêtrent autour d’un même matériau auquel met fin l’aria de clôture (également intitulée « 8h10 »). Cette construction en boucle contribue à donner au récit l’impression de « cycle en perpétuel mouvement », propre au « parlé musical » des Variations. Elle permet en outre de multiples entrées dans le roman, offrant au lecteur la possibilité de vagabonder à sa guise à travers les chapitres sans pour autant qu’il s’attache à une lecture ordonnée ou chronologique. Ainsi est-il possible de lire/lier en continu « La mer » (Chapitre 20) et « La mère » (chapitre 25). Ou même de lire ou de relire certains chapitres indépendamment de l’ensemble. Pour le seul plaisir du texte. C’est le cas du chapitre intitulé « Le langage des oiseaux » dans lequel s’entrelacent, sur fond cacophonique, le discours de la concierge et les propos (en italiques) émis par le téléviseur allumé en permanence. La question qui est au cœur de la thématique du roman, n’en est pas pour autant oubliée :

« Mais le temps s’épuise. Un même individu peut ainsi entretenir deux conversations différentes, sans les confondre. Vous revenez vite ? Où est l’original ? Dites-moi que vous repassez demain. Où est la copie ? »

Entre les deux arias, les différentes voix qui animent l’univers dans lequel évolue le soliste appartiennent au monde de la variation, tel que Bach l’avait conçu, chacun des personnages incarnant à son tour les différents paramètres musicaux qui constituent cette œuvre. Ainsi, « faisant fi des hiérarchies entre savant et populaire », adoptant toute une série de tempi — « lent, vif, joyeux, mélancolique, enthousiaste, réfléchi »… —, le récit polyphonique de Soliste s’appuie-t-il, d’un bout à l’autre, dans la facture et dans les thématiques, sur les Variations Goldberg. De sorte que, à mi-parcours du récit, le chapitre seize joue le rôle d’ouverture. Dans ce chapitre central, en effet, le narrateur (provisoire) développe sa philosophie de « L’idée du Nord » :

« Le Nord est une recherche. On y tombe sur un miroir qui reflète davantage que celui qui s’y regarde. »

Ou encore :

« J’ai toujours porté l’idée du Nord en maxime philosophique, totalisante. Mon diapason. »

Car c’est au glacé de la banquise que l’on doit « la pureté chromatique du blanc et, en lien de sens, la pureté du son ».

Enfin, si l’on se reporte à la table des matières, l’on constate le retour explicite, par trois fois, de certains personnages. Retours, répétitions, variations, entre lesquels d’autres chapitres se combinent en échos, par « connexions synaptiques » et déroulent leur ruban. Véritable anneau de Möbius, le récit de Soliste déploie ses mouvements de courbes à l’∞ (à l’infini).

On peut poursuivre plus avant encore les investigations qui conduisent à mettre en évidence les liens de Soliste avec les Variations Goldberg de Bach. Jusque dans le travail minutieux sur le nuancier de gris qui sert de toile de fond à l’univers créé par Laure Limongi pour y déployer avec virtuosité la vie de son personnage. Le gris en basse continue, comme leitmotiv pour ponctuer le récit — « Entre deux murs gris, un homme gris presse un peu le pas » — et atteindre son acmé au chapitre 19 intégralement consacré à l’appréhension de cette couleur qui « n’est pas une couleur mais une intensité ». Et, pour les Occidentaux, « Un memento mori ».

Virtuose ? Laure Limongi l’est dans l’écriture cinématographique qui est la sienne. Une écriture foisonnante, d’une étonnante richesse, qui emporte le lecteur à son insu d’un univers à l’autre, dans une sorte de fondu enchaîné jubilatoire. Du musical au culinaire (malicieusement érotique), du mathématique à l’optique et de l’optique au poétique. Tout y est partition.

Experte dans l’art de filer la métaphore, l’écrivain (qui est aussi musicienne) croise musique et sons jusque dans les moindres détails du réel. Depuis le cri des oiseaux jusqu’aux crissements des objets ou encore dans la moindre perception des bruits qui s’insinuent dans l’atmosphère.

Ainsi de cette description des pigeons :

« Il n’a pas particulièrement peur des pigeons mais quel animal ennuyeux. Son chant est monotone — tissé d’un mi bémol et de quarts de soupir ; pas les triples croches avec intervalles de sixte du merle, non ; du mi bémol, ça roucoule en croches —, son œil vide mais l’air un peu méchant quand même, son plumage sans intérêt… » (p. 43)

Ou de la scène de bar dans l’aria finale :

« Le torchon sur le verre émet une stridence pas si désagréable. En ré. Puis en mi. C’est que le geste devient nerveux. On passe aux tierces augmentées à la faveur d’une torsion plus rapide. Et en fa. Il sirote son thé froid. Il est 9 heures. »

Il arrive aussi que l’on glisse sans transition de la couleur aux sonorités, l’une rejoignant l’autre pour s’y fondre totalement et former un même univers de correspondances et de synesthésies.

« En dessous de zéro, en revanche, c’est la pureté chromatique du blanc et, en lien de sens, la pureté du son. Tout est glacé autour. Les teintes chaudes s’effacent, se terrent. Ne subsistent que des camaïeux de gris-bleu qui reposent l’iris. Les sons se raréfient car les accidents sur la portée hibernent. Et quand la note pointe, elle fend l’air pour aller tinter, juste, au tympan. C’est cristallin, ça va au cœur, de dénuement. » (p. 34)

Colorée et vivante, cinématographique et jazzy, l’écriture de Soliste est originale. Elle pourrait tout aussi bien donner lieu à une partition opératique, tant le style est enlevé et efficace. Laure Limongi n’en ménage pas moins des pauses inattendues qui interrompent le souffle, ruptures qui créent le suspense et témoignent d’un questionnement sur la ponctuation et sur la place/fonction du silence dans la page :

« Mon oreille aimerait un peu de : silence. » (p. 31)//« Ouvrir une porte sur : rien. » (p. 100)

Puis l’écriture reprend ses virevoltes, belle et envoûtante jusqu’à l’ivresse. Ivresse des mots qui puise sa force dans une réflexion à la fois profonde et originale. Et gagne par vagues denses la lectrice solitaire de ces pages. « On est seul, enfin » dans cette partita en gris mineur. Virtuose et jubilatoire.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Laure Limongi, Soliste, éditions inculte, 2013



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