Max | Poudres de mots

Publié le 07 juillet 2013 par Aragon

Les plus belles pages qu'il m'ait été donné de lire relatives aux mots d'un fils offerts à ses parents sont celles de Christian Bobin qui a reçu la grâce d'écriture.

Dans "La présence pure" il peint miraculeusement le très simple quotidien, l'ordinaire et la vie, la mort aussi. Il rend accessible au plus imperméable, au plus impénétrable, au plus négationniste, l'évidente clarté d'une rencontre nécessaire, obligatoire, avec ses parents.

L'amour est autre chose bien sûr, mais la rencontre ne peut et ne doit pas s'éviter. "La présence pure" n'est pas un livre ordinaire, son encre contient un bien étrange mélange de sang, de souffle, l'éclair aussi du regard échangé, qui ne figent pas le mot sur le papier. Je pense à lui en cet instant de coeur de nuit où j'écris.

J'ai été voir mon père hier après-midi. Il était assis sur un fauteuil, presque paisible, maintenu par une sangle au poignet droit sans laquelle, m'a dit une infirmière au regard clair, à la voix douce, il aurait arraché la perfusion qu'il avait sous un bandage épais au poignet gauche.

Il reposait les yeux fermés, agité par instants de petits frémissements intérieurs, légers soubresauts qui m'inquiétèrent au début. Puis je l'ai enfin regardé. J'ai osé. J'ai posé ma main sur sa poitrine et je lui ai dit doucement que j'étais là. Il a ouvert les yeux mais n'a pas semblé me voir, n'a rien dit. Il a toussé puis est reparti à l'intérieur de lui en refermant ses yeux. J'ai senti, j'ai pressenti je devrais plutôt écrire, par mes doigts des choses bien étranges auxquelles je n'avais pas accès : Des souvenirs, des élans, des couleurs sans doute, des voyages, des instants choisis par lui, par sa mémoire qui chevauchait douloureusement en cet instant sa vie, par son corps embarqué sur cet esquif qui sombrerait bientôt inexorablement - obligatoirement - mais qui luttait pour l'instant sur des flots agités, sur une mer étrange aux vagues inquiétantes, moutonneuses d'écume cristalline et coupante. Je ne pouvais pas être plus près de lui, c'était le maximum que je pouvais faire. Il est faux de dire que l'on est auprès d'un malade. On le visite, on peut caresser son coeur ou sa joue, lui porter les mots essentiels, ceux d'échange, d'amour et de réconciliation par exemple, mais on ne peut pas aller au plus près, c'est impossible.

Et ma main était posée sur son coeur et mes mots allaient vers lui, je lui murmurais des mots intimes, des mots qu'il entendait, des mots qu'on peut dire mais que l'on ne peut écrire tant ils sont légers et fragiles, comme ces ailes de papillons que l'on ne peut toucher sans les détruire, sans en répandre les poudres essentielles et constitutives...


Christian Bobin et la maladie d'Alzheimer par supervielle