En 408, Alaric rentre dans Rome et pille durant trois jours l’ancienne cité impériale symbole de la puissance du monde romain. Mais le déclin de l’empire commence bien avant avec les invasions barbares venues de Scythie et de Tartarie. Peuples nomades, cavaliers émérites, « sauvages sanguinaires » dédaigneux de l’agriculture et de toute forme de sédentarisation. En 378, la défaite de l’empereur Valens à Adrianople amorce le déclin de l’empire. Lequel n’aura de cesse de subir les assauts répétés des Goths, Ostrogoths et Wisigoths dont Alaric, en 395, fut lui-même proclamé roi. Mais Ravenne, désormais capitale de l’empire, était depuis longtemps rongée de l’intérieur par l’envie, la corruption, les intrigues, l’opulence et la mollesse du sénat, les excès de toutes sortes et les luttes intestines. En somme, tout ce que l’attrait des fastes et du pouvoir peuvent engendrer de bassesse et d’ignominie.
Alaric arrive à point nommé pour cueillir l’empire comme un fruit mûr, affaibli par sa propre grandeur, voire sa démesure. La fin des guerres de conquête de l’empire romain a laissé place à une armée défensive. Les frontières, de plus en plus difficiles à tenir, mobilisent une armée de métier qui absorbe une bonne part des finances publiques. Le géant s’épuise lentement, affaibli par le poids de ses nombreuses conquêtes autant que par celui de sa vanité.
Si aujourd’hui les dangers sont tout autre, ils n’en sont pas moins menaçants que les antiques invasions barbares. De la même manière, l’empire social et économique occidental plie de plus en plus sous le poids de ses propres conquêtes et de ses institutions. Les immenses avancées sociales, politiques, économiques, industrielles et financières ont imposées autant de lois, de décrets et de textes qui sont comme autant de « frontières » elles aussi difficiles à tenir. Face à la montée des libertés individuelles, aux revendications sociales de toutes sortes, aux violences engendrées par les inégalités ; la complexité grandissante de nos sociétés rend ces dernières chaque jour plus vulnérables.
Or depuis quelques années, les faits divers les plus sordides se succèdent à un rythme effréné. Il n’est parfois pas une semaine sans que la barbarie ne revienne comme une douleur lancinante. Enlèvement, viol, séquestration, actes de torture, lynchages, émeutes dévastatrices, règlements de comptes, infanticides ou parricides, meurtres crapuleux de toute nature... Bref, la barbarie dans toute sa variété et sa démesure. Qui plus est, le plus souvent perpétrée par des adolescents. La crise elle-même devient le prétexte à toutes les licences. Depuis les plus basses couches de la société et jusqu’aux plus hauts sommets de l’État. Les dernières affaires en témoignent qui ne sont que la partie visible de l’iceberg. Le profit de plus en plus souvent l’emporte sur la morale, le service, l’honneur, l’esprit de dévouement, le respect de la charge, le sentiment du devoir accompli ou le simple respect de la vie. Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui ne songent qu’à tirer systématiquement profit d’une situation qu’ils savent de toute façon provisoire ; crise oblige. La société moderne est un animal malade dont les charognards ont senti l’odeur. Leurs attaques se répètent, de plus en plus fréquentes. Profitant de la faiblesse des institutions pour s’approprier une partie de la future charogne.
Notre monde moderne, la civilisation, nos sociétés marchandes souffrent d’un excès de complexité. Autant de procédures, de lois et de normes en quantités infinies qui sont le prix à payer sur le plan social d’un individualisme exacerbé. Chacun, fort de ses certitudes, revendique désormais à cor et à cri l’ensemble de ses droits individuels. Avec le temps et les avancées sociales des XIXème et XXème siècles, on a finit par confondre Droits de l’Homme et libertés individuelles en pensant que les secondes étaient aussi inaliénables que les premiers. Or, si les droits de la personne humaine sont de fait universels, les libertés individuelles quant à elles, sont subordonnées aux exigences de la vie en société. Elles sont donc directement dépendantes des mœurs, de la culture, de l’organisation sociale, politique et religieuse. De tout ce qui fait de manière générale, une vie communautaire. Mais quand certains développements de l’individualisme prennent figure de difformité et de monstruosité, il devient urgent de s’interroger sur l’origine du mal et d’identifier, dans certains aspects de la société, le foyer infectieux et le terrain favorable à la contagion.
Le cancer est un développement anarchique des cellules sur le mode du clonage au sein d’un tissu normal de l’organisme. Cette prolifération de nature invasive finit par menacer tout ou partie de certains organes qu’elle ronge de l’intérieur. Certains des plus sombres aspects de l’individualisme sont à l’identique autant de développements anarchiques des libertés individuelles. Poussées jusqu’à leur paroxysme, le tissu social s’en trouve par endroit menacé. À partir de quel moment une nature qui n’est plus contenue dans ses propres formes devient-elle contre-nature ? À la lumière de certains faits, la question mérite d’être posée.
Le 13 février 2006, Ilan Halimi, jeune homme âgé de 24 ans est découvert agonisant le long de la voie ferrée du RER dans l’Essonne. Torturé durant trois semaines dans une cave d’immeuble par Youssouf Fofana et son « gang des barbares », il mourra des suites de ses blessures. Le 27 juin 2010, Mohammed Laidouni est roué de coups le long de l’autoroute A13 à hauteur de Chapet. Il meurt des suites de nombreux coups violents portés à la tête et des graves lésions cérébrales consécutives. En mars 2012, Mohamed Merah tue froidement trois militaires et quatre civils dont trois enfants à Toulouse et Montauban. La même année aux États-Unis, ont lieu les massacres de Newton dans le Connecticut et la tuerie perpétrée par James Holmes dans un cinéma d’Aurora près de Denver, Colorado. Enfin, plus récemment, les attentats du marathon de Boston le 15 avril 2013 tuent trois personnes et font 183 blessés. En France enfin, la récente mort de Clément Méric, militant d’extrême gauche tué lors d’une rixe avec un groupe d’extrême droite.
À l’image de la décadence et de la chute de l’empire romain, ces faits divers de plus en plus sordides préfigurent-ils notre entrée dans un nouveau Moyen-Âge ? Sont-ce là des cas isolés ou bien les premiers symptômes d’un mal plus grave qui ronge depuis longtemps déjà et de l’intérieur la civilisation ? Est-il déjà trop tard ? Et ces signes avant-coureurs sont-ils les derniers effets d’un mal déjà parvenu au terme de son développement ?
À travers les quelques cas cités on s’aperçoit que la perte des valeurs et la création de nouvelles « normes » barbares sont les dénominateurs communs à tous ces faits divers. Car pour peu qu’il ait une certaine force de caractère, tout individu qui ne se reconnaît pas ou plus dans les valeurs de la société est réduit à s’en forger de nouvelles. C’est un des principes de la résilience. Or cette dernière ne prend pas toujours les formes que la société souhaiterait. Des victimes de nature expiatoires sont la plupart du temps prétextes à l’acharnement le plus sauvage. Démonstration incontestable de la toute puissance d’un individu sur un autre. L’individualisme et l’égoïsme exacerbés, assortis d’une perte de crédibilité des valeurs sociales mènent à l’absence totale d’empathie vis-à-vis d’autrui. Désormais, il ne reste que soi et les autres ; ces sous-êtres, cette non humanité prétexte à l’inhumanité.
Dans l’Antiquité Grecque, le Barbare était celui qui ne parlait pas la langue de la Cité mais « faisait du bruit avec sa bouche ». Pour les Grecs, le Barbare était celui qui n’appartenait pas à leur civilisation, à leur culture, à leur langue. Mais la barbarie n’était pas pour autant l’absence de civilisation. Elle désignait seulement un monde différent. Après leur conquête de la Grèce, les Romains adoptèrent le terme pour désigner les peuples qui se trouvaient en dehors des limites de l’empire et donc hors de leur autorité. Les XIXème et XXème siècles quant à eux ont inauguré de nouvelles formes de barbaries à échelle « industrielle ». Sous prétexte d’une idéologie de masse, on continua à refuser à certains leur humanité. La traite négrière, la Shoa ou les derniers génocides du XXème siècle en sont les plus tristes exemples.
Mais une nouvelle forme de barbarie se fait jour désormais. Un peu comme ces virus qui mutent et s’adaptent aux changements de l’organisme qui les abrite. Une barbarie non plus entretenue par l’ignorance des peuples vivant au-delà de nos frontières ; non pas davantage soumise aux idéologies et à la misère physique et morale des masses. Mais une barbarie qui, comme une maladie, un cancer, se déclare sans raison apparente chez certains individus isolés et excessivement centrés sur eux-mêmes. À tel point que l’autre se voit refuser sa propre humanité et son droit à la vie. Cette barbarie-là, si elle semble encore très diffuse n’en est pas moins sournoise et difficile à combattre. Comme le cancer, elle survient sans prévenir, attaquant tel ou tel organe, au hasard. Susceptible à tout moment de se répandre comme par contagion à tout le tissu social.
Quand le profit devient la valeur suprême ; quand les « affaires » aux plus hauts sommets de l’État se succèdent les unes après les autres ; quand le mensonge, le vol, la cupidité, la prévarication en souillent les plus nobles institutions ; quand ces mêmes institutions se retrouvent paralysées sous le poids de leur appareil, il faut s’attendre au pire. La crise qui menace jusqu’à nos fondations nous renvoie à nos valeurs les plus universelles : la vérité, l’honneur, l’amitié, le courage, le partage et la joie. La solidarité aussi. La solidarité surtout ! Car c’est elle qui nous aidera à vaincre le mal qui nous menace. Voilà nos étendards, voilà nos boucliers, nos glaives et nos lances. Il faut serrer les rangs, tenir nos positions. La lutte est intérieure et l’armée c’est nous tous, campés sur les frontières de notre humanité afin de repousser les invasions barbares.
Sébastien Junca