Éditions Al Manar | Alain Gorius, 2013.
Interventions de Joël Leick.
Lecture d’Angèle Paoli
« SOUS L’AGONIE, LES INSECTES ATTENDENT »
Au commencement du poème, il y a le blanc. Blanc du silence figé de la mort. Blanc sidéral qui infuse la mémoire. Avec la montée des insectes calcinés sous les visages se dépose le temps. Comme autant de peaux sur la page. Variant les jeux typographiques et les angles d’approche, ménageant les blancs / les silences, Lionel Jung-Allégret interroge l’espace. Interruptions qui couturent l’ensemble où se croisent les voix.
Au commencement de Parallaxes, il y a le corps douloureux du père, respiration à trois temps, de « la nuit, excédante » à « l’aube, tumorale, numérotée d’énigmes. »
« quelqu’un, encore, respire. »
Une première pause ponctue le poème autour d’une double suite de cinq [et non de trois] points de suspension [points de suite ou point d’orgue ?].
Respiration. Silence.
….. / ….. [cinq points de suspension|espace fine|barre oblique/espace fine|cinq points de suspension]
Un second temps fait irruption, en neuf poèmes, marqué par l’italique et la voix du « Tu » qui ramène à elle, avec l’enfance, les cendres froides, la mer grise et les enfants morts. Temps marqué par la blancheur et par l’intrusion du passé dans la mémoire. C’est le temps « d’avant », diffus de souffrances et de blessures, de failles où gisent les cris ; temps de lourdeurs ; de pesanteur de pierre, d’exil déjà, de solitude.
« Il y a des visages comme des couteaux sous l’étreinte brûlante de la chair. »
Et toujours les insectes qui crissent, sauterelles liées aux souvenirs.
Respiration. Silence.
….. / …..
Ainsi va le poème, de Voix en voix. De voix en voiles, « douleurs muettes », « lumières diffuses » et « insectes figés dans l’ombre verte ».
« Il restait dans la lumière des grandes voiles affalées sous les yeux déchirés de l’enfance, des pâturages blanchis de sel où fauchaient les lames gisantes de la mémoire. »
Il y a quelque chose d’un corps qui se déchire, s’absente, purule, se désagrège. Assailli d’images sous les draps (les « lourdes voiles » ?), le grand corps malade veille en toutes choses aux progressions insidieuses de la mort. Celle du cycle des plantes, soumises au « retournement des trajectoires ». Celle du jour qui cède la place à la nuit. Celle de la sève qui s’assèche pour laisser place au dépeçage des artères. Jusqu’à résignation.
Respiration. Silence.
….. / …..
Parallaxes ? D’autres mots traversent. Parataxe/paratexte/paralipomènes/paradigmes. Parallèles. On rassemble tout ce que la mémoire tient à sa disposition de termes savants (composés ou non à partir du préfixe « para ») pour tenter une approche du mot Parallaxes qui donne son titre au recueil de Lionel-Jung Allégret. Peut-être s’agit-il d’une figure de rhétorique oubliée ? Soudain, la liste tournant court, la consultation du dictionnaire s’impose : le Trésor de la langue française propose une série de définitions ayant trait à l’astronomie mais dont la première, qui est aussi la plus simple, semble éclairante :
« Incidence du changement de position de l’observateur sur l’observation d’un objet ».
À lire le recueil de Lionel-Jung Allégret, il est aisé d’imaginer que l’objet recherché par le poète est bien celui d’une variation sur la distance angulaire et sur les changements de position. Comment, en effet, appréhender une réalité obsédante sinon en variant les modalités d’écriture dont le poète dispose ? Passant du « je » au « tu », du romain à l’italique, mariant les polices de caractères — des caractères avec empattements aux caractères bâtons —, scindant la page par un filet [trait] horizontal en deux pavés typographiques distincts, le poète joue avec la mise en espace et croise les angles de lecture. Ainsi est-il possible de combiner les modes de lectures – horizontal/vertical — ou de s’en tenir à une lecture linéaire. En se focalisant sur ce que le recueil compte de textes écrits en caractères romains. Ou sur tout ce qui est en italiques, au-dessous du filet qui divise la page.
« J’entendais les douleurs muettes
et l’inquiétude tapie dans la mutité. »
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« cela ressemble à une plaque de silence qui se retourne ; on est dedans, on y entre, on en ressort ; jamais tout à fait dedans, jamais tout à fait dehors ; peut-être ne reste-t-il que la surface où l’on se tait, où l’embarras de la parole s’éloigne ; qu’il fallait cette réclusion, pour que reflue l’extérieur, pour que s’ouvre le regard ;»… (p. 31)
Ce chassé-croisé, pourtant, ne cesse de ramener le regard au centre. Il le fixe sur la thématique qui émerge de cette structure combinatoire. Autant dire sur la faille. Une faille ancienne, originelle. Maladie du corps d’où survient le mal-être de l’âme, la constante musicale qui se dégage du recueil est celle d’une souffrance incurable :
« Sous l’agonie, les insectes attendent ».
….. / …..
Accompagné par les interventions originales de Joël Leick — paysages aux arbres décharnés ou intérieurs mystérieux — Parallaxes garde entre les pages le secret de ses abîmes et laisse dans la mémoire sa trace assourdie de cendres douloureuses.
Respiration. Silence.
.... / .... [cinq points de suspension moins un|espace fine|barre oblique/espace fine|cinq points de suspension moins un][p. 75/dernier folio texte déduit et non mentionné]
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
LIONEL JUNG-ALLÉGRET
■ Lionel Jung-Allégret
sur Terres de femmes ▼
→ [J’ai vu les grandes digues au loin] (poème extrait d’Écorces)
→ Je regarde l’arbre dressé (autre poème extrait d’Écorces)
→ [Il restait dans la lumière des grandes voiles affalées] (poème extrait de Parallaxes)
■ Voir aussi ▼
→ (sur enjambées fauves) un autre poème extrait de Parallaxes
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