Magazine Journal intime

L'auteur, cet orphelin

Publié le 16 juillet 2013 par Claudel
L'auteur, cet orphelin 16 juillet : ma mère aurait eu 89 ans. Ce n’est pas seulement la date qui me fait penser à elle. C’est ma solitude en tant qu’auteure. Bloquée à la page 143 de mon manuscrit, où un personnage qui s’inspire beaucoup de ma mère prend toute la place, je relis le vingt-sixième commentaire noté en marge : « réécrire du point de vue du personnage principal: Léopold ». 
Pendant mes études, ma mère m’aidait dans mes devoirs, en anglais surtout, sa force et ma faiblesse. Quand nous avons travaillé en famille au journal La Petite-Nation, ma mère corrigeait les textes. Je la voyais chercher dans le dictionnaire de Dagenais, sa bible d’alors. Je l’entendais discuter d’un mot, d’une expression avec mon père, le journaliste-éditorialiste. Quand j’ai voulu devenir auteure à temps plein, je lui ai soumis tous mes manuscrits qu’elle a annotés consciencieusement. À 80 ans, je lui ai remis une version de mon roman Les têtes rousses avant sa publication surtout parce que cette histoire concernait ses ancêtres, mais elle a réussi à me trouver plusieurs fautes.
Nous ne discutions jamais de la structure, du plan, du point de vue du narrateur, de la page blanche de tous ces détails qui tracassent un auteur. Seulement des mots, des fautes, des anglicismes, de la syntaxe. Mais je me sentais moins seule.
Quand j’ai écrit la première version des Têtes rousses, j’avais un plan, des liens entre les générations. Avec l’éditeur, il ne fut pas question de cinq ou même trois tomes, seulement un premier avec un seul personnage, quitte à « voir » ses enfants à la fin du roman. Sinon, il y a « trop de noms, il y a une coupure et le lecteur va décrocher » m’a fait comprendre une directrice littéraire. J’ai donc coupé et me suis concentrée sur le personnage principal du début de mon histoire. Mais maintenant que j’en suis à la suite, une sorte de suite, le même problème resurgit : le personnage principal, son point de vue. M’y tenir. Il me revient sans cesse cette remarque : « le lecteur va décrocher ». Même moi, je décroche en relisant, mais ça ne veut pas dire que je sais comment retrouver le droit chemin. 
Et personne à côté de moi qui puisse m’aider à débloquer, à régler les problèmes un à un, tout en gardant l’ensemble possible des cinq générations. Ma mère ne le faisait pas de son vivant, mais simplement parce que j’ai vu la date sur le calendrier : 16 juillet, j’ai pensé à elle qui m’aidait tant avec les mots. Et comme c’est son personnage, qui n'est pas le principal, qui veut me parler dans mon manuscrit, qui veut s’imposer, j’ai bien du mal à ne pas le laisser aller. Pour lui faire plaisir, au moins la journée de sa fête.
Un auteur est par principe un orphelin.
(photo de Michelle Deguire, source: Louis-Dominique Lamarche)

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