Le troisième volume (Tome V) des nouvelles Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria vient de paraître, offrant plus de 1000 pages de Propos aux digressions étourdissantes
C'est avec une joie féroce qu'on accueille ces jours la parution du troisième volume des Oeuvres complètes de Charles-Albert CIngria, représentant plus exactement le cinquième tome de l'ensemble, intitulé Propos 1, prêt à l'édition avant les deux qui précèdent.
Le présent volume, dont l'établissement des textes, leur présentation et les notes ont mobilisé les soins d'une douzaine de cingriologues plus ou moins ferrés, sous la responsabilité coordinatrice de Maryke de Courten , se trouve également introduit par les soins de la même diligente vestale, sous le titre annonçant judicieusement Une chronique totale.
On passera comme chatte sous eau froide à la lecture de quelques phrases pesant leur poids de pédantisme professoral ("Le parti pris d'une distribution poétique ou thématique, aisément justifiable du point de vue de l'organisation des masses textuelles, reste certes discutable au regard de l'hybridité et de la perméabilité des formes que revêt l'écriture littéraire, en particulier celle de Cingria"...) pour relever d'excellentes observations sur le nouvel éclairage, par relation "de complémentarité", que propose cette nouvelle édition non chronologique réorganisée par thèmes et affinités, ou en éclairant plus précisément l'écriture même de Charles-Albert en son "principe de libre fantaisie, de foisonnement et d'exubérance".
Les premiers textes de cette première partie exposent illico, d'ailleurs, l'idée que se fait Cingria de ce qui est réellement moderne à ses yeux et de ce qu'est la tendance à "vouloir être moderne", avec tous les pièges de la mode fugitive, d'une progressisme de façade ou de toutes les formes de snobisme et autres postures "à la page". Un autre concept important, forgé et souvent repris par Charles-Albert et son frère Alexandre, est celui de "nordisme", englobant ce qu'on dirait aujourd'hui les façons New Age et qui se caractérisait, dans la première moitié du XXe siècle, par les affectations de spiritualité fumeuse (genre théosophie de tea-room ou langue espéranto) ou de modes plus ou moins artificielles ou frelatées selon lui.
Or comment situer Charles-Albert Cingria ? Comment se situe-t-il lui-même ? D'aucuns l'ont classé à l'extrême-droite parce que dans sa vingtaine, sous l'influence de son frère aîné Alexandre, il professait une sorte de maurrasisme esthétique ("Je suis Romain, je suis humain", ce genre de lubies d'époque), mais aucune étiquette politique ne lui convient à vrai dire, pas plus qu'à Max Jacob son ami ouà Cendrars son ennemi. Question religion, il est évidement catholique, autant à la byzantine qu'à la manière accueillante d'un Chesterton, avec des affinités dans la Chine de Tchouang-tseu et dans l'islam mystique, mais tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel est un noyau à la fois ontologique et poétique qu'il a évoqué, merveilleusement, dans Le Canal exutoire, l'un de ses textes les plus inspirés et les plus explicites sur son être-au-monde. Pour l'essentiel, Charles-Albert est un poète, comme Jean Genet ou Jacques Audiberti sont des poètes- grandssourciers et sorciers de la langue et de l'intelligence du monde.
"Cingria demeure libre de ne pas aborder de manière fondamentale des sujets lourds de sens, comme le nazisme, la collaboration, le régime de Vichy", écrit Maryke de Courten. Mais de quoi parle-t-il alors "de manière fondamentale" ? Je dirai qu'il parle d'un peu tout, mais comme personne. Jean Paulhan l'écrivait d'ailleurs: "Charles-Albert disait il pleut comme personne".
Cette édition propose une nouvelle répartition des textes, que je propose à la fois de suivre, dans la mesure où certains thèmes regroupés facilitent en effet une meilleure synthèse, mais aussi de bousculer par une lecture en zigzags correspondant au coq-à-l'âne incessant de l'écriture cingriesque. On lit ainsi vingt pages sur le "Vouloir être moderne", puis on saute à un portrait carabiné de Léautaud en tortue broutant sa salade, on assiste à la rencontre de Ramuz et Max Jacob puis on file lire Ubu cocu ou La vie des crapauds de Jean Rostand, on rencontre Marcel Jouhandeau, Jean Lurçat qui "peint avec des phares", on va voir Mickey Mouse au cinématographe ou Le voleur de Bagdad, ainsi de suite.
On n'est pas toujours, ici, à la pointe du génie poétique de Cingria, qui fulgure dans ses proses le plus pures, quasi "sans sujets", du genre d'Enveloppes. Mais on est ici dans une prodigieuse incitation à la définition et à la discussion, voire à la dispute - au partage des opinions et des passions. On y grappillerait tous les jours. C'est d'ailleurs tous les jours que j'en ferai mon miel cet été...
(À Suivre...)
Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes. Propos 1. Tome cinquième. L'Age d'Homme, 1095p.