Variations cingriesques (5)
À ceux qu'impatienterait le ton parfois péremptoire des chroniques de Charles-Albert réunies sous le titre éditorial de Propos, l'on rappellera qu'en effet il s'agit là de propos et par conséquent d'écrits transitoires, sans être jamais pour autant des propos en l'air...
À l'ère du plus insignifiant papotage, mondialement répercuté par les médias en surnombre, et sans sacrifier pour autant au jargon savantasse des spécialistes, les Propos de Cingria sont fondés sur autant de positions qu'ils lancent de propositions.
Dans le première section intitulée Esthétique, le propos général est de préciser une position relative au Temps et au Goût, à ce qu'on dit actuel - à raison ou à tort - en distinguant nettement le moderne indéniable et le "voulu moderne" par rapport à une idéologie de la nouveauté dont nous voyons mieux, aujourd'hui, les impasses, les simulacres ou les contrefaçons.
Charles-Albert n'a pas connu les multiples sursauts, des années 60 à nos jours, d'une avant-garde incessamment répétitive, qui nous aura valu la réitération saisonnière des gadgets modernes et postmodernes - des emblématiques boîtes de caca conceptuelles aux installations de tout acabit -, via les Galeries Pilotes lausannois, la Documenta de Kassel, Biennale de Venise et autres lieux de culte du marché de l'Art branché.
L'on n'exclut pas, cela va sans dire, que quelques artistes survivants soient à découvrir dans ce magma du "voulu moderne", mais celui-ci n'en a pas moins explosé dans un monde où tout un chacun d'ailleurs est supposé s'exploser.
Est-ce dire qu'on doive suivre aujourd'hui, par exemple en matière d'arts plastique, les jugements formulés par Cingria ? Nullement. D'ailleurs un Paul Budry, à son époque, se montra bien plus attentif et curieux, et pertinent aussi, que le fut Charles-Albert. Cela étant, ses positions et propositions restent des pierres d'achoppement et des incitations à réagir librement à ce qu'on dirait, aujourd'hui, le "grand n'importe quoi".
Ces Propos peuvent être considérés, aussi, comme la suite d'une conversation à n'en plus finir, aux multiples corrections et précisions ajoutées et surajoutées. La présente édition, rassemblant textes publiés et morceaux inédits sur le même thème, produit à cet égard un nouvel éclairage. On pourrait trouver à celui-ci quelque chose d'artificiel du fait d'un rapprochement diachronique, et puis non: le lecteur n'a qu'à s'y faire... On voit ainsi que les questions sur le Temps et le Goût, qui préoccupent le Charles-Albert de trente ans, lui inspirent des réflexions analogues trente ans plus tard, avec des variantes. Maurrassien à vingt-cinq ans, il ne l'est plus du tout par la suite. Mais pour l'essentiel, qui ressortit à son ontologie poétique, il conservera toujours le même Moyeu dont les rayons touchent tous à la même Circonférence, et retour.
On sait quel éblouissant causeur était Charles-Albert, dont un nouvel écho nous parvient ici dans les notes préparatoires d'une conférence qu'il donna à Sion en août 1953 à la requête du peintre Albert Chavaz.
Or plus on avance dans la lecture de cette édition des Oeuvres complètes, et plus on en vient à apprécier les compléments de ses notes relatives à toute sorte de circonstances, de gens ou de détails factuels. C'est notamment le cas pour l'appareil de notes complémentaires ajouté au texte intitulé Retour et volte-face, constituant le canevas de la conférence prononcée par Charles-Albert, un an avant sa mort, à la Maison de la Diète de Sion. Ainsi est-on renseigné, à côté du texte lui-même, à la fois polémique (contre les "ismes" de toute espèce) et un brin féerique (avec l'évocation d'une tour d'horloge égrenant les heures dans un décor de "chênes immenses" desquels tombaient des glands sonores, sur la réception publique de la causerie du "plus bohème de nos écrivains romands, le plus vivant", - au dire de la Feuille d'Avis locale -, à laquelle assista "un bouquet de jolies femmes" et de notables écrivains tels Maurice Zermatten et Maurice Chappaz...
À la fin de cette causerie pour certains mythiques (mais ils sont tous morts à vue de nez), Charles-Albert répond à une question qu'il se pose à lui-même (comme on l'a lui a posée à la Radio), relative à ses travaux "sur le chantier". Alors le cher homme, quoique tarabusté par son foie d'impénitent buveur septuagénaire, d'annoncer force projets avec la plus solennelle réserve:" J'avoue que j'ai un tel respect des chantiers que je n'aime pas que l'on en parle de façon amphigourique. Si j'avais un vrai chantier (d'orgues ou de navires) je m'y cantonnerais et ne voudrais rien savoir d'autre"...
Charles-Albert Cingria. Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1195p. 2013.