Il y a des livres légers qu'on ouvre les nuits d'insomnie et qui font passer le temps, d'autres si lourds qu'ils finissent par vous clouer les paupières à l'oeil. Et puis il y a, rares, les livres qui provoquent l'insomnie.
Quand j'étais étudiant, en internat, je gardais à côté de mon lit Généalogie de la morale. Aussi puissante soit la pensée de Nietzsche, je dépassais rarement deux pages de lecture avant de m'endormir. En revanche, j'avais lu en une nuit le Portrait de Dorian Gray et 1984, et je m'étais fait porter pâle au matin pour finir Crime et Châtiment à l'infirmerie.
J'ai aussi séché un devoir de maths pour lire XIII, mais ça ne compte pas vraiment
Il y en a eu peu, depuis, mais à chaque fois (hormis quelques passades...) des grands, des très grands – souvent des sombres, c'est vrai, mais c'est peut-être qu'il faut savoir se soustraire du monde pour plonger dans le noir le plus profond. Je fais le compte : Si c'est un homme de Lévi, Les nus et les morts de Mailer, Alexis Zorba de Kazantzaki. Le souvenir de ces livres s'efface peu à peu, pas celui de la nuit où ils ont été lus.
Il y avait quelques années que ça ne m'était pas arrivé, et puis là, en quelques mois, il y en a eu deux.
Je me suis réveillé deux fois dans le confort sommaire d'une auberge de Montréal pour le finir, et quand je finissais par m'endormir je me réveillais non pas au Québec mais quelque part entre la Roumanie et l'Ukraine, encore dans le livre, et le petit déjeuner que servait l'auberge me paraissait comme une bénédiction. On peut oublier les grands livres, mais je sais qu'ils entrent en nous, physiquement, et qu'ils continuent à y vivre.
Sur ce, bonne(s) nuit(s).