Magazine Journal intime

La baguette

Publié le 30 juillet 2013 par Stella

La baguette

Je suis allée, à l'heure du déjeuner, faire quelques courses dans le grand magasin d'alimentation à côté du journal. A la caisse, juste avant moi, un vieux monsieur faisait tranquillement la queue. Lorsque ce fut son tour, il posa son sac en tissu sur le plateau pour y mettre un à un ses articles, que lui tendait la caissière. C'est alors que s'approcha le vigile : "Vous avez quelque chose, là..." lui dit-il en montrant le sac. "Oui, oui... c'est ça, oui..." balbutia le papy, un peu pris au dépourvu, montrant ses boîtes de sardines. "Mais dedans, là, vous aviez déjà quelque chose n'est-ce pas ?" insista le gardien, un type immense, en se courbant pour voir à l'intérieur du sac. "Ah... euh... oui... oh..." se troubla le client. L'incident menaçait de durer. "Regardez, vous avez quelque chose..." poursuivit Oeil-de-Lynx, imperturbable. Le papy, acculé, ne put qu'attraper la baguette soigneusement pliée en deux au fond du sac. "Ah ben alors... alors ça... j'ai oublié ! Oui, j'ai oublié ! La voilà, tiens... Ah ben ça alors..." s'écria-t-il nerveusement. La caissière, vacharde, répondit à la question qu'on ne lui posait pas en éditant ostensiblement le ticket de caisse : "Non, elle n'est pas comptée. Il n'y a pas de baguette !" Le malheureux s'enlisa alors dans une explication compliquée, d'où il ressortait qu'il n'avait rien volé puisque tiens, la voici la baguette, et d'ailleurs, voici aussi les sous pour la payer. "Je... je n'ai pas volé, vous savez... vous savez... Ce n'est pas grave... J'ai... je la paye, là... Je... Je..." les mains tremblantes, les gestes saccadés, le papy devenait de plus en plus hagard et son accent tunisien semblait encore plus tunisien dans le silence de plomb qui était brusquement tombé sur tout le magasin. Flegmatique, le vigile recula de quelques pas et dit doucement, presque tendrement : "Mais non, bien sûr monsieur, vous n'avez rien volé. Vous avez juste oublié. Ce n'est pas grave, ce sont des choses qui arrivent. Vous aviez oublié, c'est tout." J'avais pris soin concentrer mon regard sur mes deux artichauts - pour le prix d'un - qui attendaient patiemment leur tour sur le tapis de caisse, afin de ne pas en rajouter à la gêne du pauvre papy. Je jetai au cerbère un long regard de remerciement. Sa peau très noire, ses yeux brillants et vifs et ses longues mains fines semblèrent m'indiquer qu'il était peut-être l'un de ces docteurs en littérature comparée ou en histoire des civilisations pré-islamiques qui, parce que la France est incapable de leur fournir un travail digne de leur niveau, sont condamnés à jouer les gros bras dans les magasins de vêtements et autres supermarchés. Dans les quelques paroles qu'il prononça, on sentit en tout cas l'intelligence, l'éducation, la compassion et tout ce qu'il faut de courtoisie pour faire passer l'incident au rang de mauvais souvenir sans conséquence.

Il fallut qu'une mégère stupide, une de celles qui ne comprennent rien à rien et se trompent de combat au nom de leur pseudo bonne conscience de vieilles bourgeoises insatisfaites, passe en faisant une réflexion du genre : "j'ai six bouteilles d'eau dans le caddy, vous voulez vérifier ?" pour que l'atmosphère s'alourdisse. Maritorne vindicative, bête à pleurer et qui n'aurait peut-être même pas donné la pièce d'un euro qui manquait au pauvre diable pris la main dans le sac, n'avait-elle rien d'autre à faire que de nous administrer l'éclatante preuve de son épouvantable malveillance ? Le vigile lui répondit avec une exquise délicatesse : "non madame, je vous remercie"  avant de s'éloigner dans les rayons.

Cinq minutes plus tard, sur le passage clouté, du haut de mon mètre soixante-quinze et droite comme un i, je gratifiai la nabote d'un regard de mépris auquel, bien évidemment, elle ne comprit probablement rien.


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