Il est certains livres auxquels on revient comme en certains lieux pompeusement dits aujourd'hui "de mémoire" ou tenant lieux de greniers universels et autres débarras - de ce que les Madrilènes appellent le Rastro ou de ce que les Parisiens appellent les Puces, et telle est en partie l'Autobiographie des objets de François Bon, mais en partie seulement et à l'exclusion de toute nostalgie douceâtre puisque ce repérage personnel de choses évocatrices de dates et de faits balise un parcours personnel et familial, voire générationnel (pour parler encore le langage des temps qui courent), où se perçoit, dans le transit des objets et de la relation qui nous y a attachés et continue parfois de le faire, l'évolution de tout un bout de siècle, de nos aïeux à nos enfants.
Comme j'entends énormément de Proust ces jours. en écoutant l'intégrale enregistrée du Temps retrouvé modulé par les voix alternées de Michael Lonsdale (le plus moelleux), Denis Podyladès et André Dussolier, tout en peinturlurant mes cinquante variations sur le thème pseudo-kitsch du Cervin (le Matterhorn n'est un cliché que pour ceux qui n'ont qu'un passager regard nippon sur son immensité variée), j'apprécie les pauses de cette autre lecture, arrimée aux simples choses de la vie, rompant avec la fluviale et parfois assommante prose proustienne.
À tout coup en outre, alors que les souvenirs de Proust tendent parfois à nous phagocyter, les têtes de chapitres de l'Autobographie des objets relancent nos propres souvenances. Ainsi de Transistor ou de Dictionnaires, de Photos de classe ou de Navigateurs solitaires - qui tout aussitôt fait surgir Alain Bombard d'une déferlante -, ou encore de Pattes d'eph ou de Premier livre, j'en passe en me rappelant juste au passage le Papelucho que nous lisait notre mère, ou Londubec et Poutillon, vers nos trois quatre ans...
Ce qu'il y a de poétique chez François Bon l'est sans le vouloir, répondant aussi bien au voeu d'un Ludwig Hohl quand celui-ci écrit: "On ne doit pas être poétique en poésie; tel est le secret".
François Bon écrit par exemple ceci de la deux-chevaux: "Quatre roues sous un parapluie, c'était le projet de base de la deux-chevaux". Ce qui commence bien. C'est du lyrisme sans forcer. Continuant comme ça: "Dans les années soixante elle s'en éloigne, plus pimpante, les odeurs à l'intérieur sont toujours aussi réjouissantes, mêlant plastique, métal et tissu". Ensuite s'ajoutent de précises considérations techniques sur le véhicule par excellence de notre jeunesse, après le vélosolex, aboutissant au récit d'une équipée sans permis en ville que le père de l'auteur se retint de punir par une "terrible danse" puisque, garagiste et fils de, il était pour quelque chose dans les engouements mécaniques du bon fiston dont on constate à tous les coins de pages la passion respectueuse pour les objets de métier (sa première règle à calcul vaut son missel de première communion) ou de loisir (sa première guitare Yamaha).
De fait, il ne faut pas oublier le principal , qui est que François Bon raconte un peu sa vie en racontant les objets, tout en nous incitant à nous remémorer à tout moment la nôtre par le truchement de nos "objets transitionnels", comme le dirait à sa façon un divan freudien.. J'aurais ainsi un chapitre entier de mes Mémoires posthumes à consacrer à Brzydula (prononcer Bjidou-oua), la deux-chevaux de nos dix-huit ans avec laquelle, un ami et moi, nous avons sillonné la Pologne de 1966 où la chape communiste pesait encore lourd sur un peuple artiste à l'humeur légère dans les cabarets et les théâtres. Toute bleue était Brzydula, aussi bleue que celle de ma bonne amie quand la vie nous a réunis. Puis vint la Diane qui n'avait plus le même charme, ni guère d'odeurs...
Chacun (et dans chacun il y a chacune et chacuns) trouvera, dans la boîte à outils de François Bon, de quoi démonter et remonter quantité de souvenirs, comme l'évocation d'une petite poule mécanique ne manquera de rappeler tel oiseau articulé de fer-blanc battant des ailes ou tel pantin de bois polychrome plus ancien.
François Bon cite aussi la revue en fascicules Tout l'Univers, qui nous a fait également voyager par l'imagination, comme les premières tournées de Connaissance du monde. En Suisse romande, nous avons eu droit à la formidable série des Albums N.P.C.K., produits par le conglomérat chocolaier Nestlé-Peter-Cailler-Kohler, sur les pages desquelles nous collions des vignettes obtenues par l'achat de produits desdites firmes.Or les collectons de ces albums,souvent liquidées par des mères impatientes de "faire de la place",valent aujourd'hui des sommes. Je garde précieusement mes exemplaires d'Oiseaux de tous pays et de La ronde des métiers...
Question métier, François Bon en parle mieux qu'aucun écrivain français vivant (Simenon était Belge et il est mort), avec la piété filiale des fils de manuels et le sens "politique", aussi, d'un authentique homme de gauche. Le métier de vivre est aussi invoqué dans ces pages, dont la mention me rappelle aussitôt l'un des plus beaux recueils de la poésie italienne du XXe siècle, Travailler fatigue, de Cesare Pavese, à égale hauteur du Canzoniere d'Umberto Saba.
Donc il faut revenir et revenir à cette Autobiographie des objets de François Bon, comme il faut revenir au Rastro de Ramon Gomez de La Serna (chez André Dimanche) ou aux écrits sur son enfance de Walter Benjamin, entre autres.
À présent il suffirait de brancher un GPS pour rallier Saint-Michel-en-l'Herm ou Mirambeau, dont François Bon fait chanter les noms sans que je sache diable où les situer sur la carte hexagonale. Cependant ce qui me réjouit, aussi, tient à cela que le recours au GPS n'exclut pas absolument l'égarement de ses usagers. Plusieurs de ceux-ci qui s'en sont crânement servis pour arriver à La Désirade, notre nid d'aigle préalpin, ne sont ainsi jamais arrivés jusqu'à nous à ce jour. Nous accordons une tendre pensée à leurs os blanchissant dans les pierriers...
François Bon Autobiographie des objets. Editions du Seuil. 244p.