Variations cingriesques (10)
D'aucuns (et plus encore d'aucunes) voyaient en Charles-Albert un drôle d'oiseau, mais c'est à un volatile combien plus extravagant qu'il consacra son premier pamphlet de tout jeune auteur, en 1906 (il avait donc 23 ans), lequel écrit fut à la fois son premier opuscule publié, consacré à la descente en flammes de la langue espéranto.
"Allez prendre un oiseau, écrivait donc Charles-Albert, un cygne de notre lac, par exemple, déplumez-le complètement, arrachez-lui ls yeux, substituez à son bec plat celui du vautour ou de l'aigle, greffez sur les moignons les échasses d'une cigogne, mettez dans ses orbites la prunelle du hibou, plantez sur son dos les plumes arrachées au kakatoès, à l'ibis, à la mouette et à tous les oiseaux du monde; ensuite inscrivez sur vos bannières, répandez et criez ces mots: "Ceci est l'oiseau universel", et vous vous ferez une petite idée de la sensation de glacement qu'a produite sur nous cette terrifiante boucherie, cette vivisection nauséabonde qu'on n'a cessé de nous prôner depuis l'ouverture du congrès, sous le nom d'espéranto ou langue universelle. "
Le congrès en question s'était tenu à Genève du 28 août au 1er septembre 1906, où 911 participant avaient débattu de l'usage et de la fonction possiblement pacificatrice de cette nouvelle langue inventée par le Dr Lejzer Ludwik Zamenhof en 1887, suscitant un intérêt croissant auprès de lettrés et d'idéalistes d'un peu partout, dont Charles-Albert n'était pas et ne pouvait être tant l'invention fleurait, en somme, son "nordisme" artificiel.
D'une vivacité d'esprit et d'expression tout de même sidérante chez un si jeune polémiste, pour ainsi dire autodidacte de surcroît, le brûlot de Charles-Albert est bien plus qu'une diatribe de circonstance: un véritable manifeste de poète érudit prenant fait et cause pour la langue vivante ancrée dans l'histoire des hommes autant que dans leurs tripes et leur âme, contre une fabrication de brique et de brocante.
"On ne crée pas une langue nouvelle", écrit-il ainsi, "non plus qu'on en ressuscite une ancienne."
Et d'argumenter d'abord sur le caractère organique de la langue évoluant à travers les siècles, avant d'achopper aux redécoupages problématiques des nations du XIXe siècle. "Pour ceux qui ne sont pas encore complètement dépouillés du sens de leurs traditions", écrit-il ainsi, "une langue vit et palpite; elle a des artères; elle évolue selon les lois profondes d'une nation. Produit de tâtonnements séculaires, elle n'a point été inaugurée selon la syntaxe logique, mais factice, d'un monsieur à redingote et à lunettes d'or. Mais elle s'est développée selon les sensations illogiques parfois, inutiles et peu précises, mais toujours sincères, d'un peuple qui vit avec elle et par elle".
Raillant la titre même de la revue publiée par les espérantistes, La Revuo (1906-1914), Charles-Albert y va d'une nouvelle envolée polémique: "Un nègre est capable de s'étendre sur un piano pour y dormir, de se faire un turban avec de la mèche de lampe ou de se draper avec une moitié de redingote. Ce sont là de petites impropriétés où, pour l'instant, je ne vois rien de grave. Il faut être non pas un nègre - car les nègres ont des entrailles -, mais un automate, un bonhomme en étoupe ou en carton-plâtre, doué d'un timbre articulé et de soufflets activés par des machines, pour commettre cette association de l'article la avec le substantif revuo."
Et cela qu'on ne peut que citer aussi pour en rugir de contentement partagé: "Apprenez, ô gens sans traditions, qui avez un cylindre de boîte à musique au lieu du coeur, qu'en la lettre A, historiquement liée au nom de mère, nous voyons, par assonance, le nom de la Vierge; nous sentons l'odeur fauve des mamelles de la Louve romaine; nous entendons le cri des Sabines violées; nous percevons jusqu'à l'âcre senteur des rizières, où les premiers nés des femmes de l'Indus et du Gange appelaient leurs mères tremblantes à cause du tigre lointain, faisant craquer les roseaux de ses pattes molles. Cette voyelle A, la première que l'on reconnaisse dans les vagissements de l'enfant, la tendresse naturelle des humains, qui prime sur la syntaxe logique, l'a rattachée à la mère". On imagine la stupéfaction des femmes de pasteurs et de notaires genevois tentées par l'humanisme espérantiste en découvrant ces incontestables paroles !Non moins pertinente ensuite: l'attaque formulée par Charles-Albert contre le principe même d'une académie en matière de langue, qui le verra souvent défendre, non le "foutu baragouin" que stigmatisent les Français imbus d'on ne sait quelle "langue royale", avec l'appui hasardeux d'un Céline, mais la langue incessamment revivifiée par l'usage du peuple incarnant "la vraie académie", si tant est que l'appellation de peuple ne soit point encore abâtardie...
Sur quoi Cingria poursuit sur une ligne annonçant bonnement son ontologie poétique à venir, dont les termes et la profondeur signalent assez le génie de ce jeune érudit vagabond jamais inscrit à aucune faculté de philosophie: "Nous savons que l'idée générale des choses n'existe pas. Les choses seules existent. Le verbe EST qu'emploie en pontifiant le célèbre professeur, est un mot instrumental - vanus flatus vocis - (littéralement: vide souffle de voix), il n'a de réalité que par les trois lettres qui le composent. Les choses sont indépendamment de nos classifications. Plus on devient savant, moins on voit clair dans la vie. Paris vu de la tour Eiffel n'est plus qu'un souvenir éloigné. Le tort des académiciens est de monter si haut que, lorsqu'ils redescendent, leurs yeux, pleins des altitudes, deviennent inhabiles aux petites choses qui seules existent.
Charles-Albert reviendra souvent, et précisément au fil des pages de cette section Poétique, sur cette question des origines et de l'usage de la langue. Dans la Note verbale qui suit son petit pamphlet, il rappelle ainsi, contre le centralisme académique fauteur de nivellement par plate correction, comment un Canadien qui arrive en France "parle naturellement le français des Contes de Perrault", ou comment un Suisse romand, mais "pas un littérateur; un simple enfant du peuple", parle "naturellement mieux le français" qu'un "contribuable de l'actuelle France" parce que sa langue constitue un meilleur "intermédiaire palpable" avec le bas latin que le français académique ou journalistique...
À la suite d'À propos de la langue espéranto dite langue universelle, qui compte une dizaine de pages, l'Appareil critique disposé en fin de volume propose dix autres pages (!) d'une Notice intitulée Langue ordinaire, langue littéraire , consacrée à ce pamphlet et signée R.M.
Mais qui est donc R. M. ? Est-ce la fameuse Rita Morgenstern, cingriologue issue du peuple, justement, qui perpétue le culte de Charles-Albert dans les cafés de la Basse-Ville de Fribourg, arrosant ses cantilènes d'eau-de-vie à la vipère ? Que non point: l'auteur de ces lignes n'est autre que le chercheur stipendié Rudolf Mahrer, membre de la brigade éditoriale, dont la contribution se donne dans l'expression la plus claire et la plus nourrie de bonne érudition. Ainsi R.M. rappelle-t-il les tenants et justifications possibles des langues artificielles en vogue au début du XXe siècle, longtemps après Descartes et Leibniz, et précise-t-il la position particulière de Charles-Albert, non sans lui prêter peut-être trop de savoir théorique en une matière où l'intuition poétique le dispute à la citation érudite. Mais quelle réelle valeur ajoutée, pour une fois, par un docte ! Merci R.M. !
Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1095p.