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Habitus du verbe

Publié le 07 août 2013 par Jlk

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Variations cingriesques (11)

 S'il n'était ni ferré linguiste (le positivisme scientifique lui était étranger) ni philosophe à patente, Charles-Albert n'aura cessé, dans son effort constant de définition et de redéfinition, de moduler une réflexion sur la langue, les sources et l'usage de celle-ci, son évolution et ses multiples aspects relativement aux territoires et aux gens, qui s'est constituée en pensée autour d'une notion pour lui fondamentale qu'il appelle l'habitus.

À propos de son petit pamphlet, Rudolph Mahrer remarque justement que "sa critique de l'artificialité de l'espéranto portera contre toute forme de langue rompant le lien qui la lie à son peuple". C'est ainsi que Cingria peut s'en prendre virulemment à certain speaker de la radio française (à Radio-Toulouse en l'occurrence) qui se force à certain accent "voulu français", pour ne pas dire "voulu parisien", comme la façon en reste aujourd'hui très répandue en Suisse romande et en Belgique au dam de tout accent local, par uniformité de chic pourrait-on dire.

Or ce n'est pas pour autant le folklore des accents particuliers que Cingria regrette (lui-même n'accuse d'ailleurs aucun accent suisse ou français sur les enregistrements que nous avons de lui), mais l'uniformisation du ton qui  efface toute couleur et toute émanation pour ainsi dire organique d'une voix du Sud ou du Nord et des génies propres à chaque lieu en vertu de chaque habitus, impliquant avec la modulation de la voix une façon spécifique de peindre son portail ou d'entretenir son jardin(et d'en parler), et avec le parler modifié la modification perceptible lorsqu'on passe de Saint-Gingolph (Suisse) à Saint-Gngolph (France) sur un parcours de moins de trois centsmètres...

Charles-Albert était extraordinairement sensible au passage des frontières et non moins capable d'en exprimer les moindres signes. Se déplaçant le plus souvent en bicyclette hors des villes, et ne cessant d'observer les "premiers plans" des bords de routes, il savait saisir  les nuances marquées non tant par les lignes de démarcation politiques, que par le transit d'un habitus à l'autre. Or celui-ci dépendait certes, souvent, du passage d'un pays à l'autre, mais bien plus de la façon de parler du pêcheur vaudois et de son vis-à-vis savoyard, à l'écoute desquels il n'avait pas son pareil sans donner pour autant dans la niaiserie régionaliste. C'est que le terroir chez lui n'est pas, non plus, folklorique, mais tellurique et légendaire; et que sous le parler roman subsiste l'airain du latin...  

 Il lui arrivait certes de théoriser, mais jamais longtemps sans dériver dans le concret imagé. Ainsi, dans une Note verbale datant de 1934, parue dans la N.R.F., entame-t-il un discours aussitôt persifleur, dont l'argument tout à fait sensé se mêle de fantaisie expressive.

"C'est ennuyeux d'écrire", note-t-il, "parce que les nationalismes de XIXe siècle ont bordélisé les langues". Et de distinguer un "autrefois" où une langue était naturellement parlée, comme le latin,  "sur une vaste étendue de peuples et de terres et de mers" avec beaucoup de variétés où nul, "sinon par plus ou moins de conformité à une langue fixe d'en dessous, ne s'autorisait à situer ici ou là une authenticité plus grande", et une actualité de nations redécoupée dont chaque "centre" politique imposerait son authenticité linguistique à ses périphéries.

On sait, évidemment la réalité historique royale et centralisée à Paris de la France, qui autorise plus qu'ailleurs l'affirmation d'une "langue royale", sans pour autant souscrire à une "authenticité plus grande" que définirait l'Académie. Là non plus, cependant, Charles-Albert ne défend pas le folklore des patoisants ou des régionalismes littéraires, mais le lien plus profond de chaque peuple à sa langue et par exemple, s'agissant de Suisse romande, à ce qu'il appelle son fonds lotharingien. Inventeur d'une langue, comme Rimbaud l'est à sa façon, Ramuz n'est en rien le représentant d'un "foutu baragouin" que dénigreront les critiques parisiens défenseurs du "bien parler", mais un sourcier de la langue française au même titre qu'un Céline, qui ne l'admirait pas pour d'autres motifs.

 "Il est absurde", écrit encore Cingria, "de dire que le français dans des régions qui dépassent la France est moins authentique que dans la France même. Il s'est simplement passé ceci que dans le territoire débordant, le français est resté en contact avec le parler roman (parler vulgate) alors que dans le territoire nation le français repart avec un cartésianisme et un faux diamant de capitale que jamais les petits pays ou pays de gens n'adopteront. C'est là la grande différence. Faisant appel à l'histoire disons que ce qui est pays est lotharingien et que ce qui est capitale est francien. Ramuz est lotharingien"...

Tout cela que Charles-Albert précisera cent et mille fois sur le terrain et en présence d'êtres de chair et de verbe vibrant. "C'est splendide, à vrai dire, d'entendre vibrer comme vibre un bocal dangereusement significatif cet instrument étourdissant qu'est un être"...  

Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1095p.


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