Avec L'Expérience Blocher, film parfait, Jean-Stéphane Bron, à la place du mort, filme et laisse parler le milliardaire au-dessus de tout soupçon, collectionneur d'art au goût parfait et parfait tribun populiste rêvant d'un pays fermé aux étrangers pauvres ou délinquants...
La première image frappante de L'Expérience Blocher est d'un clôture, qui revient à la fin du film où le fils de pasteur paysan devenu chef d'entreprise multinationale et leader du premier parti de Suisse, dévoile ce qu'on pourrait dire son jardin secret, dûment verrouillé lui aussi. Entretemps, dans sa berline luxueuse mais pas trop, Christophe Blocher aura fait, une fois de plus, l'apologie d'une Suisse débarrassée des moutons noirs étrangers, avant de fixer la caméra d'un air satisfait, sous le regard non moins satisfait de son épouse légitime. Deux heures durant, nous suivons donc l'homme politique suisse le plus adulé et le plus détesté au fil de sa dernière campagne électorale, sillonnant le pays en ne cessant de dicter ses ordres par téléphone à un certain Livio. L'air souvent débonnaire, voire rigolard, avec l'espèce de sourire un peu simiesque de celui qui se félicite d'un bon tour qu'il vient de jouer, le personnage dégage une certaine jovialité, sans aucune chaleur pour autant. Quant à sa femme, plus stylée que lui, c'est le parfait glaçon.
En contrepoint, la voix chaude de Jean-Stéphane Bron, alternant une sorte de carnet de bord off et la chronique détaillée de l'irrésistible ascension du fils de pasteur passé d'un apprentissage d'agriculteur aux plus hautes sphères de l'industrie suisse mondialisée, structure le portrait d'un homme à la silhouette finale de Commandeur seul, égocentrique à l'extrême, gagné par le ressentiment et plombé par l'âge quoique n'en finissant pas de parader pour la galerie dans sa villa-musée ou son château où il se la joue prince du moyen âge...
Le parti pris de "cadrer" Christoph Blocher au plus près, non sans avoir gagné sa confiance prudente, relevait pour Jean-Stéphane Bron d'un pari certainement risqué que les adversaires de Blocher lui ont reproché avant même d'avoir vu le film. Quoique fît le cinéaste, celui-ci ne pouvait que servir la publicité du vieux renard. Or, sur la base du film, les mêmes auront beau jeu de clamer que le film ne dénonce pas assez les méfaits du tribun nationaliste, humanisant au contraire celui-ci comme, naguère, on reprocha au réalisateur de La Chute d'humaniser Hitler sous les traits de Bruno Ganz.
Seulement voilà: le propos de Jean-Stéphane Bron est tout autre que de dénoncer: il tient essentiellement à montrer, et d'abord que Blocher n'est en rien comparable à Hitler. En cinéaste sachant faire signifier un cadrage, il montre par exemple Christoph Blocher, au col du Gothard, encadré d'agents de sécurité, faisant un discours aux pierres ! On verra bien entendu, sur les plans suivants, le public fervent du tribun, comme on le retrouvera au long de son périple électoral. Mais les images parlent, autant que le rappel des faits évoquant la trajectoire économico-politique du bonhomme, entre bonnes affaires avec l'Afrique du Sud de l'apartheid et juteux contrats avec la Chine totalitaire. Rappelant clairement les étapes de la carrière du self made man, Jean-Stéphane Bron n'accumule pas les données documentaires comme dans Le génie helvétique ou le formidable Cleveland contre Wall Street, mais construit le portrait de Blocher en déjouant son refus de "casser le morceau", groupé sur ses secrets d'homme d'action sans états d'âme, dans son décor à transformations tissé de clichés illustrant son pouvoir et sa réussite. Du confort de sa berline à sa piscine privée où il nage seul, des murs de sa villa où s'alignent les plus belles toiles de Hodler ou d'Anker - renvoyant à une idylle paysagère ou paysanne aussi mythique que l'insurpassable label suisse vanté aux Chinois -, au château où il invite ses amis qu'il régale d'un petit concert choral auquel il prête sa voix, les images, alternant avec celles bien étales du lac ou bien ronflantes du Rhin, composent un portrait finalement assez effrayant d'autosatisfaction propre-en-ordre, loin des gens et de la vie.
L'expérience Blocher est, cinématographiquement, une oeuvre parfaite, ou plus exactement: parfaitement appropriée à son objet. En ce qui me concerne, autant par amitié personnelle que par estime pour Jean-Stéphane Bron, j'espère que celui-ci dépassera cette parfaite maîtrise pour dire plus amplement l'imperfection du monde, comme il n'a dailleurs cessé de le faire dès ses débuts. Or chacun de ses films marque une avancée, et ce dernier ouvrage est un bel acte de citoyen démocrate et d'artisan-artiste. Autant dire que tout est à attendre, et du meilleur, de l'expérience Bron à venir...