Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde,par Sylvie Besson

Publié le 15 août 2013 par Angèle Paoli
Chroniques de femmes - EDITO Agenda culturel :
« Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui »
(Colloque de Cerisy - 26 août | 2 septembre 2013)

Chronique de Sylvie Besson


Image, G.AdC


LES VARIATIONS POÉTIQUES DE PHILIPPE BECK OU LE TEMPO UNIVERSEL DU MONDE

« La poésie que je fais a plus de vie et de forme ; mon imagination absorbe plus volontiers les formes du monde »
(Hölderlin, Hypérion, 1797)


Philippe Beck donne d’emblée le sentiment qu’il manque quelque chose à la poésie. Aussi cherche-t-il à ratisser large dans le réel et dans l’absence de soi afin que la poésie ne reste plus «là où ça parle trop». Pour cela, le poète ne doit pas se contenter de marcher sur son propre territoire, car on croit trop souvent marcher alors qu’on piétine, qu’on chaloupe, qu’on tombe et qu’on s’écrase sur les « vieilles choses » que sont l’âme ou la souffrance. De ce fait, par usure progressive, les mots ne disent plus rien, n’agissent pas et c’est le bavardage qui meuble le vide dans le canal de la tête au cœur. À l’insu des bavards et des taiseux, le poète s’essaye donc à d’autres espaces syntaxiques, à d’autres temps poétiques. Il ravive un regard et une mémoire du dehors comme il revivifie la langue à travers une série de poèmes, dont plusieurs se font écho, chacun étant composé de fragments, de notes brusques et fulgurantes, le spectre de l’écriture s’élargissant alors davantage, s’étendant à des époques et à des lieux encore plus lointains :

Il s’appelle un poète ? / Question. / Silhouette nourrit / les vers à soie de Passé. / Et Passé éprouve un besoin hérité / de retourner / la terre versée en l’absence / de Paysan Dominant. / Car absence est ici / présence concentrée et déléguée. / Terre est posée en tournant / sur la Sphère. / Charrue d’époque, racadémique, commande / le discours du Bœuf Peuplé. (Boustrophes, « Variation XIII »).

Beck ne cesse de rappeler qu’il existe autre chose que soi et qu’à mal nommer les choses, on risque aussi d’aggraver les malheurs du monde. Ainsi sa Poésie se veut non pas nostalgie d’une époque perdue mais connaissance de ce qui la rend universelle, si prégnante, parfois si violente. Transformant l’oubli du réel en terreau fécond. En effet, pour Beck, la langue et les bruits de notre monde composent une même épaisseur intempestive, avec cette fausse légèreté du ciel plus vif dans les arbres, entrevue simplement à la fenêtre d’un étage. La parole de Beck rudoie aussi les formes aimées en un creusement dans la multiplication de la réalité, laquelle se mesure dans le refus d’une langue singulière au profit d’une prosodie nouvelle, dans ce passage à l’élément terrestre où s’affirme d’ailleurs le désir de lier les mots de voyages au souvenir des origines. Seul ce parler du poète en devenir peut rendre à la poésie toute sa présence musicale, dans le feuilleté de l’oralité :

Mon cœur de pierre est gros. / Ou j’en ai gros sur lui. / Il est lourd. / Rhapsode monotone / et Orphée avaient la phorminx / en commun. / Et les orphéonistes? / Ils ont du phorminx ? / Ils savent où est la variété. / Je didactique la chanson / déjà lestée / pour danter la leçon / naturellement. » (Aux recensions).

De cet art poétique surgit alors un étrange rythme heurté par des sonorités insolites qui, suggérant d’un trait une rupture, le font bifurquer vers un nouveau cycle. Infinie, la poésie de Beck joue à se matérialiser et à se faire virtuelle, à prendre corps et cercle, bouche bée et parole naissante. Les recueils tirent ainsi de leur circulation interne une poésie définissant un cosmos universel, travaillant à bouleverser, dans l’esprit du lecteur, toute notion d’espace et de temps qui n’appartiendrait pas au réel :

Il faut vocaliser
comme un géant aux cent mains ?
Et courir les quatre fleuves
de paradis ?
Faire un livret de cordelier
avec pronostications
pour trouver la phrase
même de l’ange
d’antan, courbe récente
à Neige-Lumière ?
(Lyre Dure, « Lyre d’& XXVI »)

On peut ne pas être sensible à ce travail proche de la métapoésie, on peut le trouver déroutant, parfois obscur, mais il y a là un véritable travail de poète, au sens le plus étymologique, celui de créateur, Beck donnant naissance à une langue qu’il triture afin de lui conférer la forme objective des questionnements. Il accepte pour cela de rester au milieu des débris, des silences, des vides, de «Tout» ce qui compose l’univers, essayant de le reconnaître, de le mimer scrupuleusement ; d’ailleurs, Beck fait parler le réel d’une voix qui impressionne et ses mots conduisent à quitter de l’intérieur la poésie, à la retourner en une intelligence plurielle et complexe qui extrait du verbe les facultés de la langue, une langue qu’il tourne, retourne, fait tourner par ses tours et ses tournures de langage :

Gant est réversible et labouré. / Griffé. / En lui tourne l’oxygène, la cave-au-sillon, / tissu peuplé, éventail historié, à partager. / P. est suite d’Atomes Suivis. / Il refait des lignes tirées. / Versura, versura. (Boustrophes, « Variation XII »).

En jouant à briser la lettre, Philippe Beck ouvre la langue sur la cavalcade du monde dont les possibles font éclater le mode d’emploi habituel du verbe et de la lecture. Sa poésie heurte les mots, irrémédiablement, comme de la roche qui tombe n’importe où ; en même temps que le poète dit le nom des choses, il les traverse, les fait voler en éclats afin de les rendre à la vie :

Il y a un lit dans le dur rocher./ Mousse y fait un reposé. / Loin de Muse, / oui, / j’ai cette cornemuse, /non la harpe d’Éole, / En écharpe avant de reposer (De la Loire).

Voilà le paradoxe, les mots ont tendance à effacer les mots, mais en réalité, les mots appellent les mots, de long en large et de bas en haut. La poésie beckienne impose la nécessité d’entendre ce qu’on voit, de se poser sur ce qui est dit, le lecteur est obligé de recomposer toutes ces réalités en cette dimension verticale de la pensée, en ce que Barthes nomme un style. Le style Beck est donc à la fois le produit d’une poussée et d’une intention. Son écriture oblige à la relecture afin de saisir et d’entendre les résonances entre chaque mot, lucidement, comme un instrument d’écoute du réel. Chemin faisant, Beck ose la subversion dans la transgression de la frontière entre poésie et philosophie, il réévalue toutes les énonciations en éclairant le parcours de la raison par ce style, comme un exercice vital au cœur du langage, un éclaircissement dans l’Étendue qui brille, la résistance du sens n’étant en rien obscurité puisque chaque poème demeure une éclaircie. La poésie de Beck se fait esthétique de l’existence qui fait de l’existence un événement authentique et inépuisable de la pensée, d’une pensée venue poétiquement au monde. Et Beck donne le meilleur dans son Écoute magistrale. Par toutes les « Notes et Contre-notes » du langage, le poète délivre un rythme qui ne fuit rien du réel, et une vérité qui se déverse dans le fil solide de la cadence poétique des choses nommées. Ainsi, dans tel visage, Beck dit tous les visages qui s’avancent, chaque syllabe saisit un instant mais également ses vertiges et ses poussières, là où chaque chose est autre chose, et autre chose la même chose ; jours, gestes, corps font un fleuve de reflets, ils dansent, se touchent, se perdent, offrant la vie en traduction :

Comme des canaux serpentins. Cordelière machine l’eau, la fend et donne un grand peuple de toits en petits, tentes provisoires, imprimantes tipis sur les dunes-rouleaux, vagues de sable porté. Loire a des phrases descendantes, comme des reliques utiles, délicates et précisées (De la Loire).

Traducteur d’ailleurs de Coleridge, Beck restitue aussi une autre poésie de l’infans. Le poète, épris de pureté radicale, ne puise pas pour autant dans ses propres rêves, il préfère se souvenir des autres qui les ont déjà vécus ou de cette force sauvage des paysages sans qui le monde mourrait sans doute ; de toute façon, la pâleur des rêves individuels disperse l’œil alors que la lueur du vers beckien rassemble les regards :

la somme des entretiens possibles
avec tous
(le grand Moi est absent
a priori aussi, et
le moi et le toi ordinaires
font des efforts
pour devenir un Toi
avant l’arrivée
au grand Moi
qui n’existe pas) ;
les discussions commencent
à cause des discussions.
Ce qu’il faut dire
N’est pas déjà dit
dans le cerveau de l’individu,
mais il se dit à cause
de la discussion
qui invente la nécessité
tout autour des cerveaux
et des cœurs.
Et le monde n’est pas le brouillon
général négatif.

(Poésies didactiques)

Beck multiplie subtilement les angles d’approche. Il ré-enchante la philosophie, la désacralisant pour faire de la Poésie notre regard sur le monde. Sa langue est en effet suffisamment solide, elle crépite de multitudes de sens, évoquant, entre autres, Orphée et la perte dans le langage, la confrontation avec la sauvagerie, et les thèmes dans lesquels s’engouffre toute la richesse du réel. Cette langue rappelle également les Bucoliques de Virgile, hommage rendu aux arpenteurs de l’Antiquité, tant son Verbe proche du latin synthétique — quand le français est analytique — enregistre avec une concision admirable « l’entoure » du regard et emporte son lecteur d’évocations en émotions, de rejets en retours, saisissant toujours ce qui fait fragment et ce qui demeure sur une corde invisible de la lyre, une mélodie d’un temps déplié :

Le Chanteur Muet,/dont le Discours est retiré / dans les dépaysages / ou Idylles fait des propos / idylliques. Il ridylle dans des suites. / Et ridyller, c’est imprimer / que les Bucoliques ont accès / à de l’essentiel. (Dans de la nature).

Apparaît alors un superbe grondement sonore où la langue se déploie, violente, puissante, dans un lyrisme sans concession, sans désolation, sans obsession et sans restriction :

« Et le cœur de pierre/ doit rester sec ? / Oui / La p. est du sec ? [p. = poésie] / Oui. / Inciseiv » Voie continuée (Lyre Dure).

En somme, Beck réunit des citations éparses d’auteurs divers, un riche bataillon à ses côtés — Coleridge, Hölderlin, Mallarmé, Williams, Thoreau —, mais aussi des films, des souvenirs imprécis qui résonnent ensemble. D’où la prouesse d’un travail véritablement inventif, une poésie au cœur pensant, des poèmes « inventés » à plusieurs, le savoir intertextuel d’une densité exceptionnelle redoublant le poème originel et invitant le lecteur à ré-entendre une autre perception du temps et du Verbe. C’est aussi bien le rythme endiablé du monde qui est repris que la polyphonie et la fertilité des mots qui sont favorisées, le poème se faisant caisse de résonances, provoquant d’étourdissants retournements de situations, créant une composition là où la voix orchestre différents instruments ; une voix plus musique que la plus pure musique s’ouvre alors sur un espace qui s’efface et demeure jusqu’à former une harmonique nouvelle, à laquelle il est impossible d’ôter la moindre touche. Écrire, c’est aussi comme dans la transe, « tomber en arrière », revenir à l’origine, car loin dans l’espace, vieux dans le temps, le poème se situe dans l’autre lieu, l’autre temps, le hors-frontière, le saltus au-delà du limes, le lointain, la terre sauvage, le passé imprévisible, jamais connu, toujours achrone. Ce passé originel peut faire l’objet d’une maîtrise, d’une connaissance objective qui le fixerait en une image nette, en un code exact. Il faut pour cela le faire surgir d’en deçà du langage comme une Tour de Babel recomposée. Seul cet espace de la création poétique renvoie à ce domaine qui précède la naissance des images et des langages, à l’opposé de tout ce qui a justement pour fonction d’immobiliser, de figer le vivant à l’origine :

A. tire le sillon devant. / Le sillon longeur est un bœuf / lancé en arrière — il avance / à l’arrière — proupe, soc de mer / ancienne, terrée, / aimant traceur, pointe de char / suivi et continué. / Sur les petites fleurs / de ballet vertical. […] Sillage antique est un bœuf. / Bien. Il prose l’arrière / et le vers premier, durci, / et fait glisser pays / sur pays (Boustrophes, « Variation I »).

Ce passé, bouillonnant et si proche de l’avenir, resurgit et revigore la conscience, qui n’est pas une existence externe, mais une vie en profondeur, cachée et secrète, plus forte que le souffle qui vient après la création. Le poème beckien n’est pas ce lyrisme auquel le restreint l’oreille moderne, mais une part de vérité, un langage dont le sens commun aux hommes résiste autant qu’il donne, un corps offert dont on caresse les contours sans entièrement le posséder. Seule compte, pour le poète, l’exigence d’être sincère, de briser le règne des apparences, par des mots qui, décollant les lambeaux du monde, en dévoilent les chairs plurielles, permettant au poète de faire peau neuve et de s’élancer à la conquête de nouveaux tissus conjonctifs, de nouveaux champs de réflexion où profusion et analogies sont les maîtres mots.

Mais la santé absolue / est absolument prosaïque, / et il n’y a plus la poésie / si tout est santé / paradisiaque (hypothèse d’alcool), / car les divertissements règnent/ là-bas, sans délai. / Là-bas = absolu pays des jouets. / Des poupées. / Le Non / au pur devoir de diversion / est un problème musical. / De la médecine musique (Poésies didactiques).

Ce tissage poétique convoque tour à tour la musicologie, l’esthétique, les sciences, l’architecture, la peinture, le cinéma, le jazz… et unit tous ces domaines au fil d’intuitions lumineuses pour tracer, peu à peu, à travers l’imprégnation de lignes poétiques omniprésentes, la naissance de l’esprit moderne. D’où une sorte de volonté terrestre de creuser le poème dans ses moindres tranchées, tant la lyre de Beck suscite une émotion bizarrement ré-accordée tout aussi bien qu’une impression de victoire arrachée aux accords du réel. La poésie beckienne est cette lyre dure (et non sèche), lyre qui parcourt la terre sans partis pris, l’écoute sans épanchement, donnant aux mots la puissance de restituer dans un même espace donné les choses telles qu’elles ont été, sont et seront, concrètes et imaginées, vivantes et fictives, toute la langue beckienne est… « un… Passé fleuve coul(ant) une île neuve » (De la Loire)

Cet art de penser un rythme universel, Beck parvient donc à le mettre en scène en de multiples variations et le thème d’un tempo lié au pouls du monde prend un mouvement physique renvoyant au corps du poète, un tour de force de la main interrogeant la linéarité ou non de la pensée. Quelle écoute pour l’œil ? Quelle musicalité pour l’esprit ? Quel geste pour l’écriture ? Il faut bel et bien creuser la métaphore du sillon pour ré-enchanter l’œil de tous les désordres de la vie. Beck use et abuse, en ce sens, du préfixe « re- », en tant qu’éternel recommencement de la question du vers se retournant sur lui-même pour aller à la ligne, l’histoire des lignes étant aussi, dans sa prose poétique, un espace à reprendre. Si cette structure habile de la « reprise » remet en question le langage qui, selon Philippe Beck a « une force de totalisation, une puissance d’infidélité au réel, de simplification exagérée», il faut donc, toujours et encore, remonter formellement aux sources afin d’entendre l’authentique martèlement de la Voix qui peut connaître l’avenir. Dès lors, le lecteur continue d’assister à la traversée de plusieurs voix, celle d’une voix familière et à part, celle d’une poésie extérieure à soi dont la visée est de s’explorer sans se tasser sur elle-même, celle d’une voix jouissant du grand écart entre prose scandée et vers bref, virevoltant dans l’oxymore renouvelé du « Rude Merveilleux ». C’est pourquoi cette revendication de rudesse est assumée, intensifiée, et pensée. Beck retrace, à l’instar du « Sillon Bœuf » de Boustrophes, la naissance d’un vers qui se métamorphose, d’une poésie qui s’approfondit, reconduisant à chaque fois la coupure mélodique des phrases et cherchant à rejoindre le rythme antique qu’il s’agit de sortir de terre afin de faire le voyage à rebours et de conférer au Verbe toute son Oralité, en consolidant des morceaux épars par ce regard lucide sur la tessiture du monde. Le poète retourne donc le vers comme la terre versée (verset ?) dans un cycle de vie, et l’hybridité poétique oscille entre la mémoire et le recommencement, la relecture des sources et l’écoulement du présent. Ainsi le lecteur ne cesse jamais de remonter le fil du fleuve et de suivre la démarche d’une pensée rigoureuse et complexe, les seules métaphores filées autorisées sont dans l’œil de ce dernier qui adopte la cohérence d’un chemin. De ce fait, tous les recueils assignent à la forme poétique de faire l’éloge de la ligne et de son revers, réalisant l’ouverture du poème, délivrant l’œil de tout regard prosaïque, le réel étant saisi avec les yeux du philosophe capable de le mettre à nu, non pas par des systèmes caducs, mais par des poèmes-compagnons de route : une poésie qui dit l’acharnement du Poète à faire de la langue un espace à sillonner, un *champ* fait de fréquents haltes et retours afin de ne jamais rester en jachère :

« Le fruit de vie tendue / est une capacité de mieux faire / tout. » / D’où des milliers de vers, / efforts dedans sortis. (Boustrophes, « Variation XX »)

Beck investit la Poésie en un dur combat de reconstruction, les noms de lieux et les détails ne suffisent donc pas pour redire un paysage. Il faut savoir mesurer toute l’ampleur de son ignorance afin de se relever universel de dessous l’uniforme du langage. C’est pourquoi le paysage n’est pas un simple prétexte à mots, puisqu’il existe. Il est aussi parcouru dans l’imaginaire : c’est le Lignon de L’Astrée se déVersant au rythme de la Loire, le Lignon qui, vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant infini par cette plaine. Une réalité poétique existe certes dans les fragments cités mais aussi dans les néologismes, ces derniers étant là pour traduire un espace neutre sans cesse en mutation : «[…] Les mille rides blanches avancent. Elles futurent et toujournent. » (De la Loire). Le néologisme beckien n'est d’ailleurs jamais magique, il crée davantage d’étrangeté que de séduction, car les sentiments éprouvés au cours d’une flânerie n’appartiennent qu’à cet instant de promenade. Le poète se doit par conséquent d’inventer ce qui pourrait être un même lieu en un autre temps ou inversement, une même balade en des temps reculés ou à venir. Le vers paysager de Beck offre une pleine image de la nature, faces et façades obscures, falaises et fissures scintillantes, et l’on entend bien la nécessité de recourir à des élisions d’articles et à des majuscules pour effacer les dernières traces d’individualité. Et si on appelle très précisément abysses les lieux les plus profonds de l’océan dès l’instant où la lumière solaire ne les atteint pas — si bien qu’il semble difficile de suivre l’apparent hermétisme de Beck lorsqu’il se saisit de cet art qui consiste à «donner naissance à une étoile dansante » —, il est évident qu’en lisant et relisant Beck, avec passion, on se rend compte que celui-ci éclaire le réel par sa conception circulaire et cyclique du temps, en ce qu’elle l’amène à se tourner vers le jour comme vers un lendemain ou un avenir radicalement nouveau. N’est-ce pas d’ailleurs le propre des œuvres portées par une vérité de provoquer des aurores qui ne soient pas de simples trompe-l’œil ?

En somme, la volonté beckienne de dire l’Universel, le désir du poète de pénétrer dans toutes les sphères de la création, arrachent avant tout le masque qui n’élèverait que surnaturellement la poésie au rang de totem ou de tabou. Seul le visage qui s’annonce dans ses recueils tremble sous le sens, les choses tentent de reprendre leur place, versées dans les yeux du guetteur qu’est le Poète ; il y a, somme toute, chez Beck, ce rougeoyant démon de la vie plurielle ; celui-ci règne de manière inconditionnelle dans les naissances et les formes plastiques de ses vers, accouchant d’une poésie à nu, sans leurre, une poésie à vif, à même la chair, féconde et puissante :

Lyres sont des Lettres / de t./ Tu es le contour écrivant / Dans le groupe de parenthèses. / Tu composes le thème. / J’écris la version / retournée / de la silhouette-esperluette / E comme / arabesque, ligne de b., / amplitude de carte ou substance, / et Exactement / sur de la terre. (Lyre Dure, « Lyre d’&  VII »).

C’est d’ailleurs par ce retour à la terre, à la chair, que la poésie se gonfle et peut rendre le réel qu’elle a ravi pour le « dire en poésie » et faire de la langue un espace à habiter. Et c’est seulement grâce à ce parcours et à ce retour physique que la lyre beckienne redevient mouvement vers l’humain, d’où la nécessité de forger le néologisme d’« Impersonnage » afin de faire du poète une réalité parmi d’autres. À partir de cette posture, et loin de toute imposture, ressortent de la voix du Poète les multiples échos des voix traversées, un Sujet lyrique et critique à la fois, présent et absent, un sujet qui œuvre dans le toucher du monde et dans sa profondeur perdue, en quête d’un «Reden». Enfin, dans cette réflexion sur une mémoire préconsciente de l’origine, la poésie de Beck ne se situe pas à l’opposé du futur, mais contient tous les futurs possibles, le rythme beckien reprenant chaque trace du passé, exprimant de cette manière une infinité d’avenirs comme l’avènement d’une histoire du multiple, d’une diversité en devenir, toujours orientée vers un cycle, même si cet avenir paraît aussi complexe et imprévisible que l’origine :

Fille Unique spécialise / des cendres. / Ou fille isolée. / Hiver met un manteau sur tout, / et printemps enlève le manteau /de tout, et notamment des tombes. / La glace-manteau. / Tombes sont des pétales dans quel vent ? / Printemps enlève texte d’eau et de nuit. (Chants populaires, « 7. Cendres »)

En conséquence, la lyrique beckienne inaugure une poésie qui travaille à se reconstruire et qui déploie ce qui fait l’essence du monde à travers les pulsations du passé et les failles du silence, non pas une langue étrangère et obscure mais une langue prenant forme et signification dans le poème, une langue qui absorbe tout ce qui passe à sa portée, esquissant le rythme des jours, la cadence de l’Histoire au carrefour de nos voix, une langue qui précise, avide, pointe du regard le réel tout en engourdissant les sens individuels, une langue, enfin, qui rénove la Poésie grâce à un lyrisme paradoxal, imprévu et millénaire, confiant, sans nul doute, son espoir vif dans la puissance du dire poétique.

Voici des lyres dures
ou des poèmes cordés.
Durs par fermeté
et contenance de sentiment
ou constance de musique.
Constance de fonds.
La grosse corde y musique
par des ragages
et des stries.
Le plumage sonore
se tresse
comme un thyrse de plumes,
puis
lisse ou flatte une grosse caisse
inverse,
fleur-baguette sur la Harpe
Discontinue
(cette peau aérienne et tombante
appelée vie),
et reprose les ficelles
p.
Emma les dicte
et la grosse plume
âne-avion
comme la voile
qui dit le bateau
note les instructions
continues.
Un arc tend les amusements
et emploie l’époque.
Et les barrages poids.
Vision-Manganelli
scintille muette
comme un Cheval.
Chevalinité ignore
eau et boue.
Robustesse Abstraite.
Assis ou debout dans l’oubli ?
Non.
Assis ou debout, peu couché
à Mémoire, Pays de Roubli
et Provision.
Roubli, maison de marais prévenu
par la nuit de brume sentie,
et transformation.
Le Mandat du Marécage,
et les rosages,
le bateau fumée du Gabon,
plongé à Nuit Relative −,
je les vois
comme l’Acte Marital de monde.
Mosaïque safran, bois brésil
de Ceylan.
Et sérendipité de toi.
(Lyre Dure, « prologue »)

Ce dire beckien n’est d’ailleurs pas un acte isolé et contemporain, mais participe d’un effort d’ouverture de la conscience poétique à un espace plus large, la démonstration « lyrique » du poète exigeant plusieurs temps, comme la musique demande les mouvements de la symphonie. Il s’agit là d’une volonté de « déprogrammer la littérature », volonté qu’on trouve, par exemple, dans les Essais de Montaigne, œuvre libre et mêlée, accumulant et combinant les citations et les questions les plus diverses, à mille lieues de tout genre et de toute catégorie littéraire. À l’œuvre trop maîtrisée, froide, propre, intellectuelle, à la mort en quelque sorte, Beck préfère l’œuvre longue, l’œuvre qui passe la capacité de la tête, l’œuvre où l’on peut perdre pied, l’œuvre au cœur de laquelle on ne sait plus très bien ce qu’on fait, comme dans toute réalité. On comprend pourquoi inventer une versification, tailler sa propre modernité, la sculpter en quelque sorte, font partie intégrante de son travail ; il faut, selon la belle expression d’Isabelle Barbéris, « écouter Philippe Beck "l’Impersonnage" lire sa poésie et devenir ce corps parlant, agrandi ». En effet, il faut véritablement l’écouter afin de voir apparaitre le « monologue extérieur » qui se joue dans son écriture. Cette conversation/monologue est d’ailleurs magistralement orchestrée par Beck dont le style adopté traduit de la manière la plus signifiante les abîmes secrets de l’homme tout en semblant ériger la Poésie, face à cette incommunicabilité foncière, comme le moyen privilégié pour aller à la rencontre de l’autre :

Dans l’ancienne poussière, qui trame le revêtement de l’air. « la vie en nous est comme l’eau du fleuve. Il se peut qu’elle monte cette année plus haut qu’on ne l’a jamais vue et submerger les plateaux asséchés » (Thoreau). Étoile du soir balaie le tapis véritable, Tapis Éclaireur ou Tapis-Miroir, avec un motif d’hirondelle volé (De la Loire).

L’auteur embrasse une construction éclatée, unifiée par une langue forgée dans le creuset du monde. Un style palpite comme une onde rythmique, un style qui ralentit ou s’emballe à la mesure des poèmes, scandant ce « monologue extérieur » continu, sautant insensiblement d’une idée à une autre tout en gommant ces à-coups de la pensée. Beck dit la soif des mots comme celle des premiers gestes, et fait de l’écriture un recommencement dialogué avec la beauté originelle de la Terre et l’horizon des êtres. Il saisit une « écriture plurielle » des vies, écoute l’univers et y unit sa propre écoute à peine murmurée, entre extériorité et intériorité. En effet, le poète sait se fondre dans la nature, dire aussi bien la nervure d’une feuille nourricière ou seulement son frémissement, saisir l’attente, les embardées du réel, les ombres silencieuses, les disparitions, les envolées du jour, les troubles de la mémoire… et les désirs à venir. On quitte alors ce poète assis sur l’horizon, l’œil rasséréné de fraîcheur et d’apaisante nouveauté, heureux de regarder face à face des « ponts de couleurs » puisque, pour Beck, il s’agit d’unir tous les réalités en balafrant, entaillant, réécrivant les possibles de la langue, arrachant des pages de vie et démultipliant des esquisses afin d’exprimer et d’exposer à la fois ce qui semble inédit parce qu’étouffé par le poids de la langue. Beck révèle des perspectives nouvelles par une espèce de violence au cœur d’un champ littéraire qui rompt et relance, enjoignant toute lecture à mesurer ce que chaque mot, chaque vers et chaque phrase sont capables de faire surgir autrement. Le poète aère ainsi le lyrisme critique en créant à partir d’un « Hors soi » :

Un volume/sans vieillesse / est un groupe de tuyaux / du savoir sonore / comme en amour / un tuyau secondaire sonorise quelquefois / l´orgue silencieux : / tout seul, son tube fondamental se tait. / Le tube doré et silencieux / a besoin / du tuyau secondaire / pour être public. (Inciseiv).

En fait, tracés, sillons, plis et retours permettent au vers de courber la phrase tout en dessinant une nouvelle manière de penser l’homme et les choses :

J’ai sorti des citations de l’eau, ici et là, maintenant. Et l’eau fixe de maintenant. Cordes de lune comprises. Les ailes de Loire sont dans les cœurs des passants (De la Loire).

En conséquence, l’écriture de Beck est ce Maintenant universel accroché au réel, à la matière des jours, des lieux et du temps où l’on déambule, donnant à entendre des bribes de vie en des vers travaillés par la trouvaille, sa poésie ne se laissant jamais emporter par un lyrisme vain, le rythme prenant corps dans cet homme qui se cache derrière d’autres histoires, et qui laisse échapper, sans doute, un « dur désir de durer ». À tout instant, au détour, au retour d’un vers, on plonge dans cette pâte du langage qui colle aux doigts et laisse l’évidence s’imposer par le poème. Et que fait le Poème ? Il impose ses évidences et l’évidence de vivre. Tout y est, la distorsion qui tord le cou à l’éloquence, la rupture qui est dans le rythme et met le vers en état de choc, le flux verbal qui continue à courir dans la discontinuité, tout ce qui fait du poème une spirale, une poésie excentrique, entendons vivante et énergique, tournée vers la nouveauté, sans omettre un humour que la langue s’applique à elle-même, peut-être pour se guérir de son incapacité à consoler l’homme?

La vie nommée sera-t-elle jamais la vie ? Beck répond en prolongeant l’allégresse du vers retourné, en faisant de ses textes foisonnants et déconcertants une « kermesse héroïque ». Et si cette poésie peut être difficile, dispositions typographiques, parenthèses, ellipses, mots en figures allégoriques, aphérèses, néologismes, coq-à-l’âne, tous ces décalages ne sont rien d’autre que des signes présents avant le vers, la fin d’un discours disparu qui cependant s’obstine, revient sur ses points d’appui d’un texte à l’autre, se relance de la terre à la terre. Le poète habite non pas l’hermétisme mais l’éclat — non seulement la source de lumière — mais cet éclat du silex qui saute quand on taille la pierre, l’Outil, le Poème. Ainsi peuvent surgir des images éblouies et l’insolite peut miner le tragique comme les histoires que se racontent les enfants. Et même si l’on perçoit tout juste une étrange migration de l’obscur à travers la banalité du réel, le poète n’a de cesse de lutter contre tout ce qui le laisserait sans « Voix objective », allant jusqu’à traduire des paroles universelles qui s’éloignent puis ressurgissent, disposant de vers qui basculent et bousculent tout à la fois. In fine, la poésie de Beck est « … est comme la barque de Kafka, le signe qu’il y a eu des mouvements dans l’eau » (De la Loire), une poésie palpitante, sauvage, extraordinairement inspirée, une Poésie de naissance, de re-naissance, une œuvre écrite en plein jour.

Sylvie Besson
D.R. Texte Sylvie Besson
pour Terres de femmes





PHILIPPE BECK



■ Philippe Beck
sur Terres de femmes

Poésies premières (lecture de Tristan Hordé)
→ Pages vertes (un extrait de Poésies premières)
→ Suie
→ 22 octobre 2005 | Philippe Beck, Un journal
→ 28 janvier 2006 | Philippe Beck, Un journal


■ Voir | écouter aussi ▼

(sur remue.net) un dossier consacré à Philippe Beck
→ (sur le site du Centre Atlantique de Philosophie) une page consacrée à Philippe Beck
→ (sur Lyrikline) Philippe Beck dit deux de ses poèmes
→ (sur Dailymotion) Philippe Beck lit des extraits de son recueil Lyre Dure



Retour au répertoire du numéro d’août 2013
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes