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Chroniques d’été – Episode 16

Publié le 18 août 2013 par Antropologia

Un Duro

Piscine municipale d’Agaete, Gran Canaria.

Dans les vestiaires des dames de la piscine municipale d’Agaete, on ne plaisantait pas avec les casiers. Chacune avait le sien, et je n’aurais jamais imaginé une seule seconde que le « mien » puisse être aussi celui d’une autre. Originaire de Charente-Maritime, j’avais choisi le numéro 17. Ni trop haut, ni trop bas, près des bancs, son emplacement était parfait. Invariablement, plusieurs semaines de suite, je plaçais mes affaires dans ledit casier. Des habitudes bien stables, une routine concernant les chaussures, le maillot de bain, les lunettes. Routine qui me suivait jusqu’à l’eau, où je tentais chaque jour d’améliorer mes modestes performances.

À cette époque, j’étais en plein phase de retranscription d’une série d’entretiens sur la guerre civile espagnole. La retranscription me servait à m’immerger dans les discours d’autrui ; écouter, réécouter, s’arrêter… Réécouter. En pleine séance de natation, j’entendais mes interlocuteurs : chaque jour, la mélodie d’une nouvelle voix m’accompagnait dans l’eau. J’essayais pourtant de profiter du silence, mais il faut bien penser à quelque chose quand on enchaîne les longueurs.

Ce jour-là, je devais être particulièrement prise par un entretien, parce qu’en actionnant la serrure de mon casier numéro 17 et en découvrant ce qu’il y avait à la place de l’euro que j’y avais mis, ma première réaction fut de tressaillir. Ma peur irraisonnée : je pensais que c’était comme le message d’une nageuse franquiste au courant de mes recherches. En plus, elle m’avait volé un euro. Dans ma main, une pièce de cinq pesetas à l’effigie du dictateur, pièce communément appelée « un duro de Franco ».

Le choc de me trouver face à cette pièce avait été tel qu’il ne pouvait s’agir à mes yeux que d’un acte malveillant. Je m’imaginais une bonne-femme écoulant son stock de « duros » depuis le passage à l’euro il y a plus de dix ans. Pour moi, elle ne pouvait être qu’âgée (comme si l’âge de la pièce avait un lien avec l’âge de son ancienne propriétaire). La reconstitution s’affinait dans ma tête : elle était arrivée à la piscine, découvrant que « son » casier – « mon » casier, le 17 – était occupé. En sortant de l’eau, elle avait pris machinalement la clef numéro 17 (les clefs s’accrochaient à un tableau accessible à tous les nageurs). Peut-être pas si machinalement que ça d’ailleurs. Toujours est-il qu’elle avait ouvert mon casier qui contenait un euro et l’avait refermé avec un duro.

Aujourd’hui, en repensant à cette affaire, je m’imagine plutôt une petite dame confuse d’avoir ouvert le mauvais casier et qui, dans la confusion, l’avait refermé avec sa pièce. Je l’imagine même ayant des problèmes de vue, ou encore cherchant plus tard sa pièce désespérément. Mais je dois m’en tenir à des suppositions et je m’en arrange. Car qu’il s’agisse d’un petit vol astucieux, de l’erreur d’une vieille dame ou d’une vengeance pour avoir utilisé le casier numéro 17 à une heure inattendue, il ne s’agit que d’un événement minuscule. Un duro, un euro : deux pièces qu’une seule lettre sépare, si on s’en tient à l’orthographe. Non, je n’y vois plus désormais ni un message ni la métaphore de l’ « Histoire » dont on se défait pour quelques sous.

Le « duro de Franco » est arrivé entre mes mains et s’est fait une place dans mon porte-monnaie. Chaque fois que je vais  au supermarché je fais mon petit « devoir de mémoire » personnel en insérant la pièce dans un chariot. J’ai parfois un peu honte à l’idée que quelqu’un puisse me voir utiliser une telle pièce. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de récupérer la somme d’argent perdue à la piscine, chaque fois qu’un client du supermarché s’approchait de moi, un euro à la main pour reprendre mon chariot. Mais je ne l’ai jamais fait. D’ailleurs, d’après une rapide recherche sur internet, il est possible que ma pièce vaille plus d’un euro.

Julie Campagne



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