Magazine Journal intime

Conte pour Pythagore (3)

Publié le 29 avril 2008 par Stella

Allez, voici une petite suite. Je remercie toutes mes lectrices qui insistent pour que je continue ce texte, ce qui m’oblige à l’écrire. Sans cela, ma paresse naturelle reprendrait vite le dessus. J’espère donc que ce troisième volet vous plaira.

Dedans

 Le hall était calme et sombre. Un ascenseur hors d’âge attendait calmement dans un angle. Une volée d’escaliers s’élançait sur la droite. J’avais une singulière impression de rupture avec le monde moderne : le temps s’était arrêté. Mieux : il reculait. Avec des précautions de chat, je grimpais à l’entresol. Sans m’attarder, j’allais au deuxième, histoire de prendre de la hauteur. La situation était inhabituelle…

 Je tombais face à une porte vernie qui avait beaucoup vécu. Elle avait été secouée, malmenée, enfoncée, rafistolée de bric et de broc. Le chambranle abîmé témoignait d’un déménagement sinon précipité, du moins sans précaution. Le nom des habitants était grossièrement tracé à la craie sous la sonnette : Bernstein. Etonnée, je pesais sur la poignée et, ô stupeur, je fus brutalement propulsée à l’intérieur de l’appartement comme si une main invisible m’y avait happée. Désorientée et le cœur battant de tant d’audace, je restai quelques instants figée, m’attendant vaguement à des cris de frayeur ou, à tout le moins, à sentir la main pesante d’un agent appelé à la rescousse s’abattre sur mon épaule d’intruse. Mais rien.

 Les pièces en enfilade devant moi étaient on ne peut plus tranquilles. Vides. A pas de loup, j’entrepris une petite visite. Une lumière bleutée tombait par les volets disjoints. Je percevais une atmosphère étrange, faite à la fois de douceur et de tristesse, comme si les murs pleuraient un temps à jamais disparu. Dans le salon, face à moi, le parquet marqueté portait encore trace de l’emplacement des meubles et des tapis mais d’autres pieds y avaient laissé leur empreinte, malveillante. Aux murs, des taches claires rappelaient l’emplacement des tableaux. Je voyais comme rêve des Bonnard, des Corot, un Monet, un Manet. Une étagère, dans l’angle, avait accueilli une collection de jades unique au monde, sept netsuke assortis représentant les sept divinités du bonheur. Envolés.

 Du salon, on accédait à la bibliothèque dotée, sur le mur du fond, d’une bienveillante cheminée de marbre blond. La pièce sentait encore les vieux livres et les gros fauteuils en cuir, ces délicieux « crapauds » dans lesquels il fait si bon se pelotonner. La bergère à roulettes du vieux Simon Bernstein, le propriétaire, avait laissé sa trace tandis que lui-même n’était plus qu’un fantôme dont le regard bienveillant planait encore dans toute la pièce. Son fin sourire couvait le spectre oublié de sa petite-fille Sofia, celle qui aimait tant s’asseoir tête-bêche pour se chauffer le dos. Elle aimait les auteurs russes, pleurait avec Tolstoï et affectionnait Tchekhov. 

 De toute évidence, l’endroit avait été violemment pillé. La tapisserie murale arrachée témoignait d’un acharnement forcené. Qu’espérait-on découvrir derrière ? Des billets de banque ? Les pilleurs avaient-ils eu satisfaction ? Etaient-ils repartis bredouilles et furieux ? Seule la plaque de fonte, au fond de l’âtre glacé, avait résisté au dépeçage. Imperturbable, Héphaïstos brandissait son maillet et observait le monde de ses yeux de bas-relief. Témoin muet.

 Prise d’un frisson, je fis demi-tour. Dans le couloir, les portes s’ouvraient successivement sur les chambres. Les papiers peints délavés et miteux ne donnaient qu’une vague idée de leurs occupants. Simon le jeune, toi qui aimais tant les bateaux et les avions, où sont donc passés tes modèles réduits confectionnés avec tant de minutie ? Et toi, jolie Cassandra, tes robes à fleurs ne sont plus là, ton armoire a disparu et le seul vestige de la grande glace où tu te mirais est ce morceau de verre, qui ne reflète que le mur nu. La poupée de Sofia s’est déchirée, le son est répandu par terre et la tirelire du petit David n’est plus que poudre de porcelaine encore collée aux vitres.

 Les visages malheureux de ces enfants me rendaient triste. Je poussais encore quelques portes. Dans la salle de bain, tout avait été soigneusement démonté, jusqu’aux tuyauteries de cuivre. La cuisine était vide et le four, froid depuis longtemps, béait. Dans la salle à manger, les rires des convives n’étaient plus que souvenirs et le grand lustre avait été fracassé.

 Prise du désir de m’enfuir, je poussais encore une petite porte latérale et là, surprise : je tombais nez à nez avec… un piano. Le seul témoin de la grandeur passée de cette famille Bernstein était ce gros piano à queue qui, curieusement, semblait intact. Le capot grinça, découvrant le clavier d’ivoire. Une plaque manquait sur le do d’en bas. Le mi d’en haut, celui qui ne sert presque jamais, était comme neuf. Bravant ma peur de me faire surprendre, je laissais courir mes doigts sur les touches. Bien sûr, l’instrument était désaccordé, mais il restait toutefois audible. Un vrai Bösensorfer. Je remarquai cependant qu’en bas de la dernière octave, une note demeurait muette, comme si, à l’intérieur du coffre, le petit marteau rebondissait sur un matelas. Intriguée, j’ouvris le grand panneau, mettant au jour le précieux système de frappe. J’aperçus alors, caché soigneusement dans l’angle derrière les grosses cordes de cuivre lacé, un morceau de papier.


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