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Opinions sur rue

Publié le 22 août 2013 par Jlk

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Variations cingriesques (12)

On trouve, à l'entame de trois feuillets inédits de Charles-Albert Cingria, cette remarque qui me semble essentielle pour le bon usage de ses Propos: "Il y a cet insupportable genre aujourd'hui d'allouer au transitoire - à ce que Platon appelait ce qui est de l'opinion par opposition à ce qui est du connaître - le caractère du définitif".

Cette distinction entre le point de vue momentané et la connaissance fondée paraît plus importante encore aujourd'hui qu'au temps de Charles-Albert, tant la foison des opinions et leur répercussion tendent aujourd'hui au chaos du n'importe quoi, à l'opposé de tout effort de connaissance. Dire son opinion pour se donner l'impression d'exister...

Gustave Thibon, que Cingria considérait comme un "tout grand bonhomme", professait la même défiance envers l'expression des opinions: "Gabriel Marcel dit que pour connaître la valeur profonde d'un homme, le dernière chose dont il faut s'enquérir ce sont ses opinions".

Ceci noté pour relativiser les affirmations souvent péremptoires de Charles-Albert, ou pour inciter le lecteur à les prendre avec un grain de sel.

On lit par exemple ceci sur un autre feuillet inédit tiré d'un cahier d'écolier: "Je crois que le plus émouvant français est actuellement, comme il l'a toujours été, celui des prospectus pharmaceutiques". Or cette opinion caractérisée est à vrai dire plus qu'une boutade ou qu'un propos en l'air si l'on se rappelle le sérieux avec lequel le poète considère l'aspect usuel de la langue; et puis il fut un temps où la réclame pour onguents ou potions - de la Griffe du Diable à la Musculine Bichon - avait plus de poésie qu'en nos temps de plate technicité. "Ce langage est émouvant parce qu'il est beau et beau parce qu'il est persuasif. La persuasion qui vaut presque la foi déclenche un Niagara de certitude fraîche que peut-être l'équivalent du plus haut lyrisme, un lyrisme qui nous inonde torrentiellement"...

Plus que l'opinion lancée, c'est évidemment sa formulation qui compte en l'occurrence, qui nous vaut ce "Niagara de certitude fraîche" relevant, bien plus que du jugement: de l'enluminure.

"Il faut se garder, écrivait Jacques Chardonne, de prendre les écrivains au sérieux", ce qui se discute évidemment, et cela encore: "Il n'y a que l'écrivain qui ait le droit d'écrire n'importe quoi, de publier mille sottises, de se tromper toute sa vie", concluant que "le style n'est pas l'intelligence". À prendre comme une opinion de Chardonne, recevable en cela que nous pouvons très bien aimer un écrivain sans partager ses opinions voire ses idées.

Cependant est-ce à dire que l'opinion n'ait aucune importance et que l'écrivain, comme l'affirme Chardonne le désabusé, peut écrire n'importe quoi pourvu que ce soit avec style ? Sûrement pas ! Mais encore s'agit-il de distinguer, une fois de plus, ce qui procède du contingent ou du passager, voire de l'ironie, et ce qui ressortit à la pensée ou au sentiment profond de l'auteur. 

"Je sais bien que je dirai le contraire tout à l'heure", s'exclame Charles-Albert à propos d'une opinion qu'il vient de formuler, pour ajouter aussitôt: "Oui, mais tout à l'heure est tout à l'heure, et ce n'est pas maintenant".

Reste cependant à dire aussi l'idée qu'il y a là-dessous, ou la "base d'airain", la permanence de chair et d'être qu'il y a sous le flux des opinions.

L'oeuvre de Charles-Albert Cingria ne tient pas ensemble que par le style et le brio baroque d'une langue aux incessantes surprises: elle est aussi fondue en unité par une sentiment de l'être, non pas un concept ontologique abstrait à la manière allemande (Dasein und so weiter) mais un composé charnel et poétique, poreux et polyphonique de "l'être qui se reconnaît"...

Charles-Albert Cingria, Oeuvres complètes, tome V (Propos 1). L'Age d'Homme, 1095p


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