Hélas pour eux, Les Saltimbanques n’ont pas échappé à cette malédiction du succès : créée en 1899, l’œuvre a été sans cesse représentée, dans les théâtres les moins ambitieux avec des mises en scène désolantes, une interprétation approximative, ils sont devenus l’archétype de l’opérette pour troupe d’ « amateurs », terme à prendre dans son sens le plus péjoratif –« amateur » » ne voulant pas forcément dire « mauvais ». On a fini par oublier la fraîcheur, la variété, le raffinement mélodique de la partition ; il n’y a aucune vulgarité dans cette musique que la médiocrité a pourtant fini par faire paraître vulgaire, encore une fois dans le mauvais sens du mot.
Il faut dire que le compositeur a eu du mérite pour arriver à orner le livret de si belles et touchantes harmonies. Les paroles sont parfois d’une niaiserie affligeante et l’intrigue s’étire au point d’être à peine perceptible : on se demande où le librettiste veut en venir. Bon, peut-être que je suis trop partial ; c’est possible. Mais franchement, on est loin de la légèreté de Véronique et de la truculente drôlerie des Mousquetaires –je parle toujours du livret, bien entendu.
Car la partition, elle, est magnifique. Jean-Pierre Marty (1) n’hésite pas à faire un parallèle entre la Carmen de Bizet et nos Saltimbanques : « Ce que Carmen est à l’arène, Les Saltimbanques le sont à la piste. » Tous deux décrivent un monde cruel pour l’un, celui de l’arène, pathétique pour l’autre, celui des roulottes. Les préludes des deux œuvres se ressemblent par la fulgurance de leur départ ; « les chœurs d’entrée ont un indéniable air de famille ; le public du cirque Malicorne chante son enthousiasme un peu comme les afficionados sévillans chantent le leur et Les Saltimbanquesont leur « Toréador en garde » avec le célèbre « Va, gentil soldat » de la chanson militaire. » (1)
Cette ressemblance n’a rien d’étonnant. Louis Ganne a souvent pris modèle sur Bizet, sans toutefois lui emprunter quoi que ce soit de son inspiration. A partir de ce modèle, il a su faire œuvre totalement originale et sans, comme je l’ai dit plus haut, la vulgarité qui est le grand écueil du cirque (à la différence du livret !). Ainsi le personnage de Paillasse, pénible comique de village, amoureux transi de l’orpheline pure et maltraitée, aurait-il pu se voir affligé d’une musique douceâtre et mièvre à souhait. Il fallait un talent rare pour le faire chanter sans le précipiter dans une écœurante guimauve. « C’est ce qu’a su faire Louis Ganne qui apporte au personnage la seule dimension universelle possible : l’auto-ironie salvatrice. Ainsi, après la déconfiture du malheureux, l’air célèbre de Marion « Renonce à ton rêve orgueilleux » peut atteindre tout naturellement une émotion véritable qui est proche de la grandeur. » (1)
Ce succès –on pourrait même dire ce triomphe- des Saltimbanques, vu cette fois du côté positif, est surtout dû à la perfection des lignes mélodiques, simples, mais belles. Qui n’a pas entendu au moins une fois (même sans savoir qui les avait composés et d’où ils étaient extraits) le « Va, gentil soldat », le duo « tendre fleur du riant printemps », le quatuor « Bohèmes, coureurs d’aventure » et surtout, l’illustrissime « C’est l’amour », valse qui termine le premier acte ?
L’ouvrage appartient pleinement au patrimoine lyrique français grâce à cette musique à la fois gaie et nostalgique, sur laquelle plane parfois, comme une note impressionniste, la brume matinale des errances sur les grands chemins. Il faut la découvrir, ou la redécouvrir.
(1) Livret de présentation de l’enregistrement intégral des Saltimbanques avec Mady Mesplé et Eliane Lublin.
ARGUMENT : A la toute fin du 19ème siècle.
Le cirque Malicorne, du nom de son propriétaire, est dirigé par un rustre tyrannique qui emploie comme principaux artistes Paillasse, le comique, Grand Pingouin, le fier-à-bras, sa partenaire, la belle Marion, et une jeune chanteuse, l’innocente Suzanne. Cette dernière a été confié toute enfant à Malicorne par sa mère danseuse de corde et a été élevée par Paillasse qui l’entoure de soins jaloux et qui rêve de l’épouser un jour.
ACTE I –A Versailles - 1er tableau : « les Roulottes ». Les artistes du cirque Malicorne s’affairent aux préparatifs de la représentation. Maltraitée par Malicorne, Suzanne empêche ses amis de se ruer sur le directeur. Marion et Grand Pingouin chantent leur bonheur d’être ensemble et Paillasse révèle son amour pour Suzanne. Alors que la représentation va commencer, Suzanne fait la connaissance du lieutenant André, en garnison dans la ville, qui la défend des avances trop audacieuses de deux soldats. Naturellement, les deux jeunes gens sont attirés l’un vers l’autre mais rien n’est dit pour le moment.
2ème tableau : « La Parade ». Malicorne entonne son boniment pour attirer le public sous le chapiteau. Il présente les différents artistes dont Suzanne à qui il demande de chanter « la bergère Colinette », chansonnette dont personne ne connait l’origine. L’ancien patron de Marion (elle était femme de chambre d’un baron avant de devenir artiste de cirque) surgit et lui fait des avances qu’elle repousse dédaigneusement. Il s’attaque à Suzanne, laquelle le gifle. Malicorne exige qu’elle s’excuse, ce qu’elle refuse de faire. Malicorne menace de la fouetter quand le lieutenant André, présent parmi les spectateurs, s’interpose. Il donne de l’argent à Suzanne et reçoit en échange un bouquet. Les autres artistes, indignés par le comportement de Malicorne, décident de le quitter et de s’enfuir : c’est alors la valse « C’est l’amour », qui termine cet acte.
ACTE II – « Les Gigoletti » -En Normandie, à Bécauville – Ayant fait tous les métiers sur les routes, les quatre amis arrivent à Bécauville. La bourgade prépare dans l’allégresse son concours annuel d’Orphéons. Le châtelain, l’aimable Comte des Etiquettes est venu au village à la tête de son propre orphéon, mais avec l’arrière-pensée d’y retrouver sa maîtresse, Mme Bernardin, la femme du président du concours. Le hasard ( !) a également conduit le lieutenant André et son régiment dans le village. Encore comme par hasard, il est le neveu du Comte des Etiquettes. Et toujours comme par hasard, le cirque Malicorne s’est installé sur la place car le directeur attend l’arrivée de quatre funambules qu’il a recrutés, les « Gigoletti ». On le voit, le hasard fait vraiment bien les choses et pousse la conscience professionnelle jusqu’à la perfection…
Naturellement, les quatre artistes en fuite n’ont aucune envie de se retrouver face à leur ancien patron. Ils se font donc passer pour les fameux « Gigoletti » et la supercherie fonctionne… jusqu’à l’apparition inopinée des vrais Gigoletti… Enorme scandale que le Comte des Etiquettes, bien sermonné par son neveu, apaise en dédommageant Malicorne et en invitant tout le monde à une fête dans son château.
ACTE III – Le château des Etiquettes
Suzanne, à l’invitation du Comte, chante sa « bergère Colinette » ; il se trouve que c’est une chanson composée par le Comte lui-même ; cette révélation en entraîne une autre : le comte est le père de Suzanne, lequel est toujours amoureux de l’ex danseuse de corde qui n’est autre que Mme Bernardin ! Plus d’obstacle pour empêcher l’union du lieutenant André et de Suzanne, amoureux l’un de l’autre. La promesse d’un divorce rapide faite par l’infortuné M. Bernardin va permettre une régularisation rapide. Quantà Paillasse, il se consolera de la perte de Suzanne en devenant avec Marion et Grand Pingouin le directeur du cirque que le Comte a racheté pour eux à Malicorne.
VIDEOS :
1 - Acte I - Air d'entrée de Suzanne
2 - Acte I "La bergère Colinette"
3 - Final acte I : "c'est l'amour..." (peut-on le manquer, ce morceau ?)
4 - Acte II - "va gentil soldat"
5 - Final acte II
6 - Acte III - Air de Marion