À propos de La nostalgie heureuse.
Il y aura vingt ans et une année pile, cette fin d'été, que des centaines de milliers de quidam(e)s de langues et de couleurs variées consacrent deux heures annuelles à lire le dernier roman d'Amélie Nothomb. Au lendemain de la parution d'Hygiène de l'assassin, en 1992, la jeune romancière belge m'avait annoncé crânement qu'elle avait vingt romans prêts à la publication dans ses tiroirs. Je l'avais crue sans la croire, comme lorsqu'elle m'a dit plus récemment qu'elle avait lu Le rouge et le noir une trentaine de fois. Il en va des affirmations et autres sentences d'Amélie comme du noir et de la forme de ses chapeaux: il s'agit de marquer. Comme lorsque, dans ce vingt-et-unième roman, marquant son retour au Japon après seize ans d'absence, elle écrit en découvrant la triste banlieue qu'est devenu Shukugawa, le village de son enfance, et les résidences prétentieuses qui ont remplacé la maison de ses premières années, anéantie par le séisme de janvier 1995: "L'Apocalypse, c'est quand on ne reconnaît plus rien".
Cette façon de marquer est celle d'un écrivain. Même chose quand elle évoque son goût jaloux pour la lessive, remontant à ces années où sa "seconde mère" Nishio-san déployait les vases draps pour transformer "un chiffon en une étendue lisse". L'image, apparemment anodine, marque la survivance d'une émotion première: "L'unique continuité de mon quotidien à part l'écriture , c'est le linge, au point que je me fâche si quelqu'un s'en charge à ma place". Par obsession de la propreté ? Nullement: pour se rappeler qu'elle est la "fille" de Nishio-san.Pas étonnant, à ce propos, que l'un des moments les plus émouvants de La nostalgie joyeuse soit celui de ses retrouvailles avec la toute vieille dame.
Seize ans, donc, après avoir quitté le Japon pour la dernière fois, Amélie Nothomb accepte d'y retourner, à l'invite d'une réalisatrice de télé française, pour un reportage sur les lieux de son enfance. Le bref séjour, fin mars-début avril 2012, sera aussi l'occasion de revoir son "fiancé" de la vingtaine, éconduit en des circonstances qu'elle relate dans Ni d'Ève ni d'Adam - ce Rinri qu'elle dit "le plus gentil garçon du monde", qui est devenu chef d'entreprise et va lui faire vivre, la retrouvant, un moment qu'il dit lui-même "indicible".
Ces deux moments de réelle émotion, liée à deux personnes qui ont beaucoup compté pour l'Amélie de cinq ou vingt ans, s'inscrivent dans un récit marqué par le passage du temps et les fissures intimes ou telluriques. En arrière-fond, la stupeur et les tremblements du Japon débordent largement des entreprises nippones évoquées dans le fameux roman (qui valut à la romancière une longue fâcherie de l'édition japonaise) pour marquer l'air et les mentalités. On le sent fort lors de son pèlerinage à Fukushima ou durant sa visite à sa vieille nourrice, et jusque dans les remarques plus ironiques de Rinri que la sacralisation de la catastrophe impatiente.
Le motif central de La nostalgie heureuse découle de son titre même. Amélie Nothomb s'est senti "nostalgique invétérée" dès ses plus jeunes années, alors que ce type de tristesse reste suspect pour beaucoup d'Occidentaux, lié à ce qu'on croit du passéisme morbide. Or ce qui est très intéressant, dans ce récit, tient au glissement de ce que nous appelons nostalgie, avec une connotation plutôt mélancolique, vers ce que les Japonais appellent natsukashii, dans une acception plus heureuse. C'est Corinne Quentin, traductrice en japonais de Métaphysique des tubes, qui lui fait remarquer cette nuance, précisant que la nostalgie triste n'est pas japonaise et que, d'après elle, la madeleine de Proust est natsukashii plus que morose - d'où Amélie conclut, avec son humour pince-sans-rire coutumier, que Proust est "un auteur nippon".
Un livre peu connu, mais très remarquable, de George Orwell, intitulé Coming up for air (Un peu d'air frais) et décrivant le retour d'un quadra londonien sur les lieux de son enfance, reste une des plus fortes évocations du sentiment de déchirement qu'on peut éprouver dans ces circonstances (Orwell parle d'un merveilleux étang devenu cloaque immonde), dont Amélie Nothomb fait le premier motif de ses retrouvailles, finalement radouci par l'accession à une sorte de sérénité "zen", dans la grâce du vide accepté. Rien là de fumeusement "mystique", mais une simple expérience de la présence accomplie, qui n'exclut ni malice ni auto-dérision.
Lorsque la romancière demande à son ami Rinri ce qu'il a pensé de Ni d'Eve ni d'Adam, dont il était tout de même le protagoniste non consulté, son ancien amoureux répond qu'il a trouvé "cette fiction charmante", ce qu'Amélie ne comprend pas comme un "adjectif poli" mais au sens où ce livre "distille un charme".
Et c'est ce qu'on pourrait dire, en fin de compte, de tous les livres d'Amélie Nothomb, et même de ceux qui peuvent sembler un peu inférieurs à d'autres : qu'ils distillent un charme...
Amélie Nothomb. La nostalgie heureuse. Albin Michel, 151p.