On peut légitimement se demander face à quelle genre d’œuvre on se trouve : il ne s’agit pas d’une simple pièce de théâtre, ni d’un réel opéra. Pour John Dryden, l’auteur du texte, il s’agit « seulement » (si l’on peut dire) d’un Dramatic Opera ; mais le terme est trompeur, surtout si l’on s’avise de le traduire littéralement par « opéra dramatique » et si l’on applique à cette œuvre les mêmes critères d’appréciation et d’appellation qu’à nos opéras modernes. Les anglais de la fin du 17ème siècle ignoraient encore l’opéra tel que les Italiens le pratiquaient depuis un demi-siècle ; de ce fait, ils avaient une conception très particulière de la place de la musique dans les entreprises théâtrales.
Créé au printemps de 1691 au théâtre de Dorset Garden à Londres, King Arthur n’a rien d’un simple livret d’opéra destiné à servir seulement de support à une composition musicale. Cette idée aurait stupéfié aussi bien Dryden que Purcell, le compositeur. Le premier savait qu’il était le plus grand poète de sa génération et le second avait déjà suffisamment composé pour la scène pour savoir la place mineure qu’occupait la musique dans les spectacles théâtraux.
La première à Londres fut un triomphe, et le succès fut aussi grand que durable. Il faut dire que l’ouvrage possédait quatre atouts maîtres : une intrigue riche en rebondissements, de nombreux personnages hauts en couleur, un très beau texte et la musique de Purcell !
Si l’on veut comprendre cette intrigue, il faut lire le texte intégral de Dryden. S’en tenir aux passages musicaux oulyriques ne permet absolument pas de s’en faire une idée (1) et cela tient à la façon dont les dramaturges anglais appréhendaient la place de la musique dans leurs œuvres : pour eux, la musique n’était pas là pour mettre en valeur un texte. S’il fallait rajouter un couplet par ci ou une chanson par là, ils étaient tout prêts à satisfaire les caprices du public. Ce qui importait était plus la souplesse d’une action théâtrale à qui la musique apportait de la variété que la logique d’un récit. D’où souvent des airs qui n’avaient pas grand-chose à voir avec l’intrigue.
L’intrigue, justement. Elle est empruntée à de vagues notions d’histoire, à une légende et à des mythes. La geste du Roi Arthur en est la base, mais une base bien incertaine car personne n’est sûr que ce roi ait réellement existé. Dryden a construit sur ce substrat une intrigue où interviennent Arthur, roi chrétien, noble, bon et paré de toutes les qualités, un roi anglo-saxon fourbe, méchant et païen, des enchanteurs aux pouvoirs surnaturels (Merlin entre autres), des créatures fantastiques (le Génie du Froid),des sirènes, des nymphes, des esprits de l’Air et de l’Eau, une déesse (Vénus), des Dieux (Eole, Pan, Cupidon) des berges et bergères, une jeune fille et sa suivante, etc.
N’allez pas vous imaginer que vous allez retrouver dans ce patchwork de personnages la légende du roi Arthur que vous connaissez : Dryden l’a carrément mise de côté ; seul Merlin l’Enchanteur échappe à ce gigantesque coup de balai ; encore a-t-il perdu son statut d’incarnation de la double nature de l’homme, esprit et matière, et se contente-t-il de n’être qu’un enchanteur au service du Bien. La légende arthurienne ne sert ici qu’à chanter les mérites d’une époque en voie de disparition, la gloire éternelle de l’Angleterre d’Elisabeth 1ère.
King Arthur est conçu comme une série de tableaux ; les principaux personnages tels que le roi Arthur, son ennemi Oswald, roi du Kent, saxon et païen, les deux enchanteurs, la jeune fille Emmeline, etc. ne chantent pas. Le chant est réservé à ceux qui ne participent pas directement au drame. Les prêtres, les bergers, les nymphes, bref, toute la troupe d’êtres surnaturels et mythologiques. Seuls les rôles des deux Esprits, Philibel et Grimbald sont à la fois parlés et chantés. Sur toute la durée de l’œuvre, la musique proprement dite tient une heure trente, répartie entre l’ouverture et les sept tableaux.
L’air le plus célèbre de la partition est évidemment l’air du Génie du Froid « what power art thou… », entendu, réentendu, et enregistré par les chanteurs les plus divers et les plus étonnants : qu’on se souvienne du tube qu’en fit Klaus Nomi dans les années 80.
Mais la partition de King Arthur recèle d’autres trésors, telles que la grande passacaille du quatrième acte, censée rendre le chevalier captif de ses sens en lui présentant les vertus du plaisir sous un jour magnifique ou la chanson des buveurs au cinquième acte, d’une gaieté fort communicative.
(1) – Le livret intégral est reproduit dans le numéro 163 de L’Avant-scène opéra, ouvrage dont je me suis servi pour rédiger cet article.
ARGUMENT :
Prologue : Un récitant vient confier au public que le succès d’une pièce de théâtre dépend moins de la valeur de l’ouvrage que du résultat des paris lancés à son sujet.
ACTE I – Trois familiers du roi Arthur, bretons, Conon, duc de Cornouailles, Aurélius, ami du roi et Albanact, commandant de la garde, évoquent la guerre entre Bretons et Saxons. Pour l’instant, les ennemis ont reculé mais il est certain que le chef Saxon, Oswald luttera jusqu’au bout, surtout que l’enjeu de la guerre est moins de ravir la Bretagne à Arthur qu’à conquérir le cœur d’Emmeline, fille de Conon. Arrive Arthur, qui est en train de lire une lettre de Merlin l’Enchanteur qui l’informe qui l’aidera dans son conflit avec Oswald. Le roi se réjouit d’avoir Merlin dans son camp et un guerrier aussi expérimenté que Conon. Le roi fait aussi l’éloge d’Emmeline, aveugle. Conon voudrait que la conversation revienne à des préoccupations plus guerrières mais l’entrée d’Emmeline conduite par sa suivante Mathilde enraye ses efforts. Il part haranguer les troupes.
Dialogue entre les deux amants : Emmeline a des difficultés e, tant qu’aveugle à connaître le monde qui l’entoure. Arthur tente de lui expliquer qu’hommes et femmes n’ont pas tout à fait la même apparence ; les trompettes guerrières interrompent l’entretien.
Dans le camp ennemi : devant l’autel des dieux Wotan, Thor et Freya, Oswald et Osmond, l’enchanteur saxon, invoquent les dieux avant la bataille. Arrive l’Esprit de la Terre, Grimbald, aux ordres d’Osmond : il a jeté un sort sur l’armée bretonne et il se plaint de son compère Philidel, l’Esprit de l’Air, trop délicat et craintif pour être un allié sérieux. La cérémonie reprend. Osmond ordonne d’amener les six guerriers saxons ayant accepté d’être sacrifiés aux dieux.
Une bataille entre Bretons et Saxons a lieu en coulisses, d’où les premiers sortent vainqueurs. Chœur de célébration.
ACTE II – Philidel erre sur le champ de bataille et exprime sa compassion pour les cadavres humains qui jonchent le sol. Merlin profite de son trouble pour l’inciter à déserter le camp saxon ; il le charge de mettre les Bretons en garde contre les pièges de Grimbald.
Sous une apparence de berger, Grimbald cherche à égarer le roi Arthur et ses soldats qui se sont jetés à la poursuite d’Oswald. Les esprits de Grimbald et les esprits de Philidel se livrent à un combat chanté, chaque groupe cherchant à convaincre Arthur de le suivre. Grimbald lui-même intervient mais sa voix éraillée par les vapeurs de l’enfer le trahit ; Philidel, vainqueur, conduit les Bretons vers un terrain plus sûr.
Arrivent Emmeline et Mathilde : la première, ayant appris la victoire des Bretons, craint qu’Arthur ne puisse plus l’aimer ou soit mort au combat ; elle a peur de ne pas pouvoir le reconnaître dans l’au-delà puisqu’elle ne l’a jamais vu ici-bas. Mais une troupe de bergers et bergères vient la divertir par des chants et des danses. Les bergers partis, apparaissent Oswald et son compagnon Guillamar, égarés. Apercevant Emmeline et Mathilde seules, ils enlèvent les deux femmes. Albanact et quelques soldats essaient en vain de les en empêcher.
Pourparlers entre Arthur et Oswald : pour le convaincre de libérer Emmeline, Arthur fait appel au sens de l’honneur d’Oswald, à son désir d’agrandir son royaume. Refus. Arthur provoque Oswald en combat singulier, mais le Saxon remet à plus tard ; il veut profiter à son tour de la compagnie d’Emmeline.
ACTE III – Conon et Aurélius partis en reconnaissance renoncent à attaquer le fort saxon car Osmond a fait appel à toutes les puissances de l’enfer pour le protéger. Arthur, lui, pense que l’attaque est à sa mesure et décide de partir seul anéantir les sortilèges. Merlin l’en dissuade : toute la forêt est sous l’influence des maléfices saxons et lui-même ne sait pas comment l’en libérer. Par contre, Merlin promet à Arthur de libérer sa bien-aimée et de lui redonner la vue.
Dans la forêt, Philidel jette des sorts destinés à paralyser sur place tout « esprit mécréant ». Grimbald arrive et le fait prisonnier ; Philidel prétend avoir échappé à Merlin et demande à être conduit devant Osmond. Grimbald accepte et en chemin tombe dans un des pièges préparés par Philidel.
Merlin et Arthur arrivent à leur tour ; l’enchanteur confie à Philidel la fiole qui permettra à Emmeline de recouvrer la vue. La jeune fille entre en scène, accompagnée de Mathilde : Arthur se cache et Philidel utilise le breuvage magique. Emmeline découvre le monde qui l’entoure et son propre reflet grâce à un miroir que lui tend Mathilde. Soudain, elle voit dans le miroir un être inconnu « si fier, si grand, forgé à l’image de Dieu » : c’est Arthur. Philidel propose un divertissement chanté par les Esprits de l’Air. Mais les saxons approchent : Merlin confirme qu’Osmond est à leur poursuite. Il convainc Arthur de fuir sans Emmeline qui est toujours la proie de sortilèges ennemis contre lesquels il est sans pouvoir. Surgit Osmond. En le voyant, Emmeline ne ressent que haine et dégoût ; elle n’en semble que plus désirable à Osmond. La jeune fille lui rappelel qu’Oswald compte parmi ses soupirants mais Osmond réplique que ce dernier gît désormais les pieds et poings liés dans un cul-de-basse-fosse. Emmeline est glacée d’horreur ; « l’amour vous fera fondre » dit Osmond et il fait apparaître un paysage de glace. Cupidon réveille le Génie du Froid et obtient son allégeance. Puis tout le Peuple du Froid est invité à célébrer le pouvoir de l’amour. Emmeline admet qu’un tel spectacle pourrait la réjouir s’il était offert par quelqu’un d’autre qu’Osmond. Mis en rage, ce dernier en conclut qu’elle veut être « prise de force » mais Grimbald, toujours prisonnier du sortilège de Philidel, l’appelle à l’aide, sauvant ainsi sans le vouloir Emmeline.
ACTE IV – Osmond entend bien ne plus désormais être repoussé par sa captive. Grimbald le prévient que le courroux céleste risque de s’abattre sur lui. Le Roi Arthur arrive, Merlin ayant enfin réussi à annihiler une partie des maléfices saxons. Osmond, furieux doit s’éloigner, non sans avoir juré qu’il vaincrait Arthur par l’amour à défaut de le vaincre par la peur.
Arrivent Arthur et Merlin : le roi doit continuer seul l’aventure car Merlin ne peut pas aller plus loin, car les maléfices saxons sont trop puissants pour lui. Il avertit le roi que « tout n’est qu’illusion » et lui dit que Philidel veillera sur lui.
Arthur s’avance dans le bois, s’attendant à avoir d’horribles visions envoyées par les forces du mal. Au contraire, c’est un paysage merveilleux qui se dresse devant lui, des Sirènes l’invitent à partager leur baignade. Arthur, bien que tenté, résiste à leur charme ; de même, il résiste plus loin à la danse des Nymphes et des Satyres. Puis il aperçoit un arbre qui semble régner sur toute la forêt. Convaincu d’être en présence du Mal, il frappe le tronc de son épée. Celui-ci gémit, pleure, saigne et implore par la voix d’Emmeline la pitié du roi. Puis Emmeline sort du tronc, blessée au bras, et affirme être enfermée en ce lieu par les maléfices d’Osmond. Arthur se répète que « tout n’est qu’illusion » et lève son épée mais sa bien-aimée le supplie de déposer son arme pour preuve de son amour. Arthur est sur le point de céder mais Philidel intervient et frappe Emmeline de la baguette magique confiée par Merlin : il s’agit en fait de Grimbald qui a pris l’apparence d’Emmeline. Arthur abat l’arbre ensorcelé, délivrant ainsi la forêt des sortilèges d’Osmond et Philidel emmène Grimbald enchaîné.
ACTE V – Bien que terrorisé par la perte de Grimbald et de sa forêt, Osmond refuse de s’avouer vaincu et décide de sortir Oswald de son cachot pour continuer la lutte. Les Bretons s’apprêtent à attaquer le fort saxon. Oswald propose à Arthur un combat singulier, dont l’enjeu sera à la fois le royaume et Emmeline. Arthur gagne et fait grâce à Oswald tout en lui ordonnant de retourner en Saxe.
Emmeline et Arthur sont réunis, Osmond est condamné au cachot. Merlin prophétise la renommée d’Arthur auprès des générations futures, l’union des Bretons et des Saxons en un seul peuple, et des lendemains heureux pour la Bretagne. Tout est en place pour le divertissement final.
EPILOGUE : L’interprète du rôle d’Emmeline se moque des hommes, de leurs billets doux, de leurs belles apparences cachant des intentions moins honnêtes. Elle prétend ne vouloir accepter d’autre hommage que celui des spectateurs qui auront apprécié le spectacle.
VIDEOS :
1 - Passacaille
2 - Cold song, version originale
3 - Cold song par Klaus Nomi