À propos de La Suisse en kit de Sergio Belluz. Qui attend ces jours le client à la Table 89 du Salon du Livre Sur Les Quais, à Morges (Suisse du Sud-Ouest).
Les livres consacrés à la Suisse se reproduisent avec plus d'alacrité que les nains de jardins, et certains se vendent même comme des petits pains. Il faut dire que rien ne passionne autant les Suisses que leur drôle de pays, mais gare à qui oserait le critiquer hors de ses frontières, de Yann Moix (très piètre détracteur il vrai) à Jean Ziegler, au point que le gris docte domine trop souvent le genre, comme on l'a vu l'an dernier dans La Suisse au-delà du paysage de l'historien François Walter, joliment illustrée par les iconographes de la collection Découvertes de Gallimard, mais d'une platitude proportionnée à sa prétention convenue de "briser les clichés", et réservant à la culture et aux littératures de notre pays une place minable.
Or La Suisse en kit de Sergio Belluz rompt avec cette grisaille professorale par sa manière à la fois hirsute et sa matière substantiellement profuse, son insolence roborative et sa mise en forme originale. Je ne pense pas tant à la couverture de l'ouvrage et à sa typographie, d'un assez mauvais goût aggravé par l'absurde bandeau imprimé sur fond rouge Suissidez-vous !, qu'à la façon modulée par l'auteur dans l'alternance des chapitres descriptifs et des pastiches d'auteurs, avec de belles réussites du côté de ceux-ci, souvent plus faibles il est vrai.
Après un Avant-propos immédiatement caustique, et non moins gravement pertinent dans sa façon de désigner ce "pays orgueilleux qui n'aime pas parler de lui et qui déteste qu'on le fasse à sa place", l'auteur, secundo d'ascendance italienne (de quoi je me mêle !?) brosse un premier aperçu synthétique et lucide de l'histoire de notre Confédération "pacifique" marquée par d'incessantes guerres picrocholines à motifs essentiellement religieux, avant l'établissement d'un consensus plus pragmatique qu'évangélique, vers 1848...
Suit un Who's who en travelling sur une suite de pipole surtout littéraires, de Rousseau à Milena Moser (star momentanée du roman zurichois qui ne méritait peut-être pas tant d'attention), en passant par une vingtaine d'écrivains et vaines plus ou moins significatifs (Cendrars, Bouvier, Chessex, Bichsel, Loetscher, Ella Maillart) et par quelques "figures" ou "marques" helvétiques notables, telle l'inoubliable Zouc ou notre benêt cantonal Oin-Oin, la ménagère fictive - mais très réelle question commerce - Betty Bossi et le non moins incontournable Godard, cousin reconnu d'un charpentier de Bursinel.
Souvent surprenant dans ses approches (celle de l'immense Gottfried Keller est épatante, autant que son pastiche), Sergio Belluz est inégalement inspiré sur la distance, parfois expéditif dans sa façon d'égratigner un monument ou de singer un style (la présentation de Ramuz est carrément défaillante, autant que le pastiche de Cingria), parfois à la limite de la posture potache.
N'empêche que l'ensemble, complété par un glossaire gloussant autant que bienvenu pour le visiteur nippon ou texan, constitue le kaléidoscope documentaire le plus attrayant qui se puisse trouver, renvoyant en outre, au fil de ses évocations littéraires, à de kyrielles d'autres lectures dans les quatre langues de notre culture.
À celles-ci j'ajouterai - oubliée par l'auteur -, celle de la délectable chronique intitulée Ma vie et relatant les tribulations européenne de Thomas Platte, chevrier de montagne en son enfance et devenu, avec des bandes d'enfants cheminant à travers l'Allemagne et la Pologne, un grand humaniste bâlois de la Renaissance, père de deux autres savants médecins que Sergio Belluz n'ignore pas plus que leur biographe Leroy-Ladurie...
Cela pour rappeler avec Sergio Belluz, et sans chauvinisme patriotard d'aucune sorte, la richesse d'une multiculture multilingue souvent ignorée de nos voisins européens, à commencer par les Français. Ainsi La Suisse en kit a-t-elle ce mérite rare, non sans faire souvent sourire et rire, d'illustrer la réalité complexe et contradictoire, d'une espèce de laboratoire européen avant l'heure, dont le dernier paradoxe est qu'on y semble attendre que l'Europe devienne suisse...
Sergio Belluz. La Suisse en kit. Editions Xénia.