À propos de Friedo Lampe.
C'est en bouquinant que nous avons découvert Friedo Lampe. Sans doute ses Oeuvres complètes figuraient-elles parmi les nouveautés qui, en 1955-56 attendaient sur la table du libraire d'être retournées à l'éditeur. Le livre entrouvert, l'acuité d'un dialogue ou la mélancolie d'une atmosphère nous donnèrent la certitude d'une qualité poétique rare."...
Par ces termes, Eugène Badoux, qui a signé la présente traduction et l'encadrement critique d'un choix des oeuvres les plus représentatives de Friedo Lampe, laisse assez entendre à quel heureux hasard nous devons aujourd'hui la découverte d'un merveilleux écrivain, inexplicablement oublié et dont on chercherait en vain la mention dans la plupart des encyclopédies littéraires de langue française. Deux petits romans, sept courts récits, deux poèmes: à cela se réduit l'oeuvre de Friedo Lampe, dont l'ensemble magique paraît constituer, à vrai dire, un seul grand poème.
Pourquoi cette injuste méconnaissance ? On pourrait se le demander à la lecture de ces pages qui, toutes, conservent une fraîcheur de véritable "nouveauté". Que l'Allemagne nazie n'ait pas fêté le farouche réfractaire qu'était Lampe se comprend aisément. Mais ce qui se conçoit moins, c'est que l'édition du volume de 330 pages constituant les Oeuvres complètes n'ait pas trouvé l'accueil qu'il méritait.
"En Allemagne, l'Université ignore l'oeuvre de Friedo Lampe: aucune thèse de doctorat", poursuit Eugène Badoux."D'autre part, marqués par la guerre, les jeunes écrivains récusent la tradition: On ne peut plus écrire comme avant, etc. Les revues littéraires des années 60 s'encombrent de problèmes politiques, sociaux ou formels et conditionnent le public".
À l'heure où l'on redécouvre l'expressionnisme allemand (il n'est jamais trop tard...) et d'autres grandes manifestations artistiques du premier quart de notre siècle, à Vienne ou en Allemagne, la publication de l'oeuvre de Friedo Lampe, lui-même fasciné par celles de Georg Trakl ou Franz Kafka, doit apparaitre comme un événement littéraire. Né le 4 décembre 1899 à Brême (ville dont il évoque admirablement le climat dans ses deux romans) au sein d'une famille aisée de la bourgeoisie protestante, Friedo Lampe vit son adolescence marquée par la maladie, qui détermina pour une part son caractère de rêveur solitaire. Une jeunesse cependant heureuse de junger Bursche, de longes études de littérature et d'histoire de l'art le menant de Heidelberg à Munich, et de là à Leipzig puis à Fribourg-en-Brisgau; des années d'apprentissage dont on retrouve des échos de bonheur dans ses écrits - en marge de l'enseignement universitaire dont la sécheresse le désole - il se cultive dans tous les domaines de l'art, de la littérature au et de la musique à la peinture -, et marque une admiration toute particulière à L'Eté de la Saint-Martin d'Adalbert Stifter; une thèse sur un poète mineur du XVIIIe siècle pour obtenir le grade de Doktor; deux ans à l'Ecole de bibliothécaires de Stettin après une tentative infructueuse dans le journalisme; un poste de bibliothécaire à Hambourg en 1933, puis, l'atmosphère devenant irrespirable, des activités de lecteur chez quatre éditeurs successifs: telles sont les étapes de sa vie, qui prend fin le 2 mai 1945 dans la banlieue de Berlin , où il est fusillé par une patrouille russe. Mort absurde, qui n'est pas sans accréditer son pessimisme foncier...
Une poésie "simultanéiste"
C'est pendant son séjour à Stettin (l'actuel Szczecyn polonais) que Friedo Lampe commence à écrire. S'affirmant d'emblée avec une maîtrise d'écrivain accompli, il touche, dans Au bord de la nuit, publié en 1933, à la perfection de l'art. Novateur par sa forme de narration, qu'on pourrait dire "simultanéiste", où l'on peut relever les influences parallèles de la poésie expressionniste et du cinéma, ce petit chef-d'oeuvre nous plonge dans la vie d'un microcosme - le quartier du port de Brême -, dont toutes les figures, éclairées un instant, ont valeur de symbole. Du crépuscule au tréfonds de la nuit, le temps les emporte. Du plus intime au cosmos, sources à la fois d'exaltation et d'angoisse, la vie tisse sa trame. Or nul hasard si tout semble se passer, chez Friedo Lampe, dans une sorte d'intimité universelle: le poète unifie l'être.
Définir la qualité propre du "ton Lampe" est toutefois difficile. Sans ornementalisme, sans artifices ni effets particuliers (le découpage de la narration ne semblant obéir qu'à la spontanéité créatrice), l'écrivain parvient à suggérer une atmosphère en quelques mots, à saisir une psychologie en deux ou trois reparties - et notons alors l'efficacité de ces dialogue en raccourci dont Lampe a le secret; et par les voix de tant de personnages cristallisent autant de sentiments d'une densité saisissante.
Laterna magica
L'une des nouvelles du second volume est d'ailleurs consacrée au "film total" où tout serait exprimé, que chaque cinéaste rêve sans doute de réaliser un jour, et qui reste à l'état de chimère poétique. Son titre Laterna magica, pourrait englober toute l'oeuvre de Lampe, qui fait défiler sous nos yeux mille images sans liens apparents: quelques écoliers guettant l'apparition des rats qui hantent les anciens fossés de la ville de Brême, un paysage marin, une salle de concert, deux étudiants s'apprêtant à embarquer à bord d'un cargo, un flûtiste dont la mélancolie se mêle aux derniers râles d'un mourant, une fillette, un vieux solitaire, les passagers d'un ballon; et le cygne, dont Friedo lampe, à l'instar du roi de Bavière Louis II, a fait son emblème; et les rats, de nouveau, qui, dans le rêve de la petite fille, se jettent sur l'oiseau blanc et, comme dans le poème intitulé La mort du cygne, sur lequel s'achève le second volume, souillent atrocement son idéale pureté.
"L'humour et la mort, l'acuité et la tendresse conjuguent leurs sortilèges dans ce petit théâtre du monde", note très justement Eugène Badoux au terme de la brève étude qui fait suite au premier roman.
Poète avant tout, Friedo Lampe ne nous communique sa "vision du monde" que par images, sans le moindre appui discursif. La dialectique semble aussi étrangère à l'écrivain que la politique l'était à l'homme. Mais dans l'ordre des sentiments, que de subtilité et de pénétration ! Et dans l'ordre des sensations, que d'inoubliables évocations! Rares sont les auteurs capables d'allier ainsi le pathos et l'humour, ou le lyrisme et le tragique. Tout cela cohabite cependant harmonieusement dans l'oeuvre de Friedo Lampe, que nous replacerons enfin sous l'égide d'un temps romantiques dont la "coulée traversait les eaux, les arbres, le vent, le sang et le battement des coeurs; surgi de l'obscur, il poussait et entraînait tout, replongeant à l'obscur - sans commencement et sans fin"...
Friedo Lampe. Au bord de la nuit, Orage de septembre et autres récits. Traduit de l'allemand et présenté par Eugène Badoux. L'Age d'Homme, collection Contemporains. Réédité en 10/18.
(Cet article a paru dans le Samedi littéraire du Journal de Genève, le 10 juillet 1976)